La transformation du modèle de développement de la Chine et son impact sur l’Amérique latine (Partie I) Ecrit par Daniel Munevar, publié le 16 mars sur le site du CADTM

BILLETLa croissance économique rapide de la Chine au cours des dernières décennies a changé radicalement la structure de l’économie mondiale. L’Amérique latine a été concernée par ce processus et a bénéficié directement de l’impact de la Chine sur les marchés de matières premières. Au cours de la période 2003-2012 en raison de la spéculation sur les matières premières, leurs prix ont augmenté en termes réels de 111% |1|. Pendant ce temps, la valeur des importations chinoises de matières premières a augmenté de 1136% |2|. Cette dynamique a eu pour conséquence une augmentation considérable des exportations de l’Amérique latine vers la Chine, passées de 10 milliards de dollars en 2000 à 241 milliards de dollars en 2011 |3|.

A court terme, cette croissance rapide des exportations a bénéficié à la région. La diversification des exportations dans la région selon les différents marchés a permis la reprise économique des pays latino américains après la récession aux Etats-Unis en 2001 et la crise financière de 2008. De même, l’augmentation des recettes budgétaires des pays de la région a joué un rôle central dans la réduction significative des volumes d’endettement externe parallèlement au financement de l’augmentation des dépenses sociales.

Indépendamment de leur orientation politique, la majorité des gouvernements de la région basent leur projections et politiques de développement futur sur une perspective structurelle de ces dynamiques. Ils considèrent ainsi que la demande insatiable de la Chine pour les matières premières constitue une base stable tant pour la croissance des exportations régionales que pour la stabilisation des termes de l’échange à des niveaux très favorables aux pays d’Amérique latine. Néanmoins, cette perspective dénote une profonde méconnaissance des éléments qui entrent en compte dans le modèle de développement chinois.

Comme pour d’autres exemples historiques de développement comme la Corée du Sud ou le Japon, le modèle de développement chinois se base sur un transfert systématique de revenu et de richesse des ménages vers le secteur productif exportateur. Ce transfert a pour conséquence l’impossibilité de développer la croissance interne, l’augmentation de la production nationale et par conséquent des comptes nationaux, l’augmentation de l’épargne et un excédent commercial |4|. Dans la mesure où le transfert d’une partie des revenus des ménages limite la capacité de la consommation domestique d’impulser la croissance économique, cette dernière dépend de l’investissement du secteur productif exportateur et de la demande externe pour se maintenir dans la durée.

Le transfert de revenus au secteur productif se fait par un ensemble de politiques parmi lesquelles 3 ont un impact tout particulier. La première est une répression systématique de l’augmentation des salaires en dessous de l’augmentation de la productivité. Ce modèle représente un subside direct des ménages au secteur productif et un élément clé pour maintenir les bénéfices de celui-ci. Dans le cas de la Chine, cela s’est traduit par une baisse de la participation des salaires à l’économie nationale puisque ceux ci sont passés de 52% du PIB à la fin des années 1990 à moins de 40% en 2007 |5|. En même temps, les retours sur investissement ont augmenté de 20% du PIB |6|. Il faut noter que la répression salariale des ménages s’est vue compensée au niveau macro-économique par une importante création d’emplois. Ainsi la baisse de revenus au niveau des ménages pris individuellement a été contrebalancée par un plus grand nombre de ménages disposant de revenus.

Le second mécanisme est la répression financière. L’établissement de taux d’intérêt maintenus artificiellement bas a pour conséquence une facilité d’emprunt pour le secteur productif. Puisque les ménages sont un secteur qui dispose d’une épargne nette positive et le secteur productif d’une épargne nette négative (autrement dit est endetté) les bas taux d’intérêt sont défavorables aux ménages alors qu’ils sont favorables au secteur productif. De la sorte, les ménages subsidient les investissements du secteur productif. Lors des phases initiales du processus de développement ce mécanisme de subsides accélère la croissance en réduisant les coûts d’investissement. Néanmoins, ce mécanisme peut, sur un laps de temps assez long, avoir comme effet une distorsion systématique de ces coûts ce qui peut mener à une augmentation de projets d’investissement peu viables du point de vue économique et plus important encore à l’impossibilité de faire face au service de la dette contractée pour financer de tels projets.

Un retour sur les expériences de la Corée du Sud et du Japon montre que des crédits à des entreprises non viables a joué un rôle clé dans la crise qui a frappé les deux pays au cours des années 1990. Dans les deux cas, la crise a obligé à une réorientation des politiques économiques pour faire face aux problèmes d’endettement du secteur productif après des années de bas taux d’intérêt et de subsides massifs qui encourageaient la prise de risques excessifs. Dans le cas chinois, on assiste au même problème. Entre 2007 et 2012, la dette des entreprises est passée de 130 à 190% du PIB |7|. Cette augmentation de l’endettement s’est faite dans le cadre du plan de relance du gouvernement pour faire face à la crise internationale. Cependant l’impact du crédit sur la croissance économique s’est réduit progressivement |8|. Avec la réduction de la productivité du capital fixe, des niveaux de crédits et d’endettement plus importants sont nécessaires pour maintenir les niveaux de croissance actuelle, ce qui augmente la vulnérabilité de l’économie chinoise comme ça avait été le cas pour les économies japonaise et coréenne.

Le troisième mécanisme de la stratégie de développement de la Chine est un taux de change artificiellement élevé. Au cours des dernières années, c’est devenu une question hautement sujette à controverse dans le cadre de la dite guerre des monnaies. Alors que l’attention se concentre sur l’augmentation de la compétitivité des exportations chinoises résultant d’un taux de change élevé, son impact sur la consommation et l’épargne nationales n’est pas évoqué. Or, en augmentant le coût des importations, le taux de change réduit le revenu réel des ménages en terme de pouvoir d’achat. En d’autres termes, cela a pour conséquence directe une réduction de la consommation de la part des ménages chinois. Si cette réduction de la consommation est supérieure à l’augmentation de la production, par définition l’épargne nationale augmente et avec elle l’excédent externe du pays. Le frein que représente pour la consommation interne le taux de change va de pair avec la croissance des excédents commerciaux dans le soutien à la croissance économique.

Deux facteur clés sont nécessaires au maintien dans le temps du rapport entre ces 3 éléments. D’une part, une disposition de la part du pays en général et des ménages en particulier à continuer d’accepter le maintien de termes de l’échange très défavorables qui affectent directement le revenu et le pouvoir d’achat de la population. Comme pour le cas de la répression salariale, le sacrifice en terme de capacité de consommation est compensé par la capacité du secteur productif de générer de nouveaux emplois qui augmentent le niveau de vie des 20 millions de personnes qui émigrent chaque année des régions internes de la Chine vers les régions côtières où se situent les principales zones industrielles et d’exportation du pays. D’autre part, le reste du monde doit être disposé à continuer d’accueillir les exportations de marchandises et les flux de capitaux en provenance de la Chine. Avec la diminution de la consommation nationale de près de 50% à moins de 35% du PIB au cours de la dernière décennie |9|, le reste du monde a reçu des volumes croissants d’exportations chinoises.

Avec cette description de la situation, il est clair qu’actuellement le modèle de développement chinois fait face à deux grands obstacles. Le premier d’entre eux est la croissance rapide de problèmes de crédit associé à un système financier présentant des distorsions importantes. Les pressions du gouvernement pour maintenir une croissance rapide du crédit ont donné lieu à une augmentation des malversations en raison du peu d’opportunités d’investissements rentables pour ces crédits |10|. L’implication directe est tôt ou tard la reconnaissance des pertes causées par cette situation. Dans le cas où les pertes du système financier seraient compensées par l’augmentation des impôts ou de capture de l’épargne (dans le cas où les banques chinoises éprouveraient des difficultés et que le gouvernement empêche les déposants d’accéder à leur épargne tant que la situation n’est pas résolue) cela ne ferait qu’empirer les déséquilibres par une baisse de la participation du revenu et de la consommation des ménages à l’économie nationale et finalement une augmentation de la dépendance chinoise vis à vis de l’investissement et de la croissance des exportations.

D’autre part, il faut tenir compte de la disposition du reste du monde a continuer d’accueillir les exportations chinoises. Même dans le cas où le gouvernement chinois serait capable de postposer la reconnaissance des pertes du secteur financier, les principales pressions commerciales associées au contexte actuel où l’économie américaine ne récupère que lentement et où les principales économies européennes s’enfoncent dans la récession rendent peu probable le maintien indéfini de sa stratégie de développement. Face à cette situation, ce n’est pas un hasard si après la crise de 2008, la Chine a augmenté ses efforts pour exporter ses excédents d’épargne en direction de l’Amérique latine et de l’Afrique. Dans la mesure où les exportations de capitaux visent à permettre aux autres pays d’importer des biens et services chinois, ce mécanisme représente l’ ultime tentative pour maintenir sa croissance économique et celle de son emploi associé aux exportations au détriment du secteur productif des pays où il exporte.

De ce fait, le rééquilibrage de l’économie chinoise aura lieu comme ça avait été le cas pour la Corée du Sud et le Japon à travers une combinaison de la réduction du taux de croissance économique mais aussi du rythme de croissance de l’emploi et plus important encore par une amélioration significative des termes de l’échange du pays. Avec des politiques de transfert des revenus des ménages au secteur productif visant le développement d’un secteur industriel compétitif qui permette la capitalisation de la valeur ajoutée générée par l’économie, il est logique qu’une fois cet objectif atteint et avec l’épuisement des possibilités initiales du modèle de développement, les conditions de vie de la population s’améliorent.

A ce stade, il est important de signaler qu’une réduction de la croissance économique n’a pas forcement pour corollaire une détérioration des conditions de vie des ménages. Dans le cas qui nous occupe, l’abandon des politiques de transfert de revenus, le ralentissement de la croissance de l’économie et de l’emploi est compensée par une amélioration des revenus réels des ménages. Les exemples historiques montrent que des mesures comme l’augmentation des salaires, des améliorations de la couverture sociale et des termes de l’échange de l’économie permettent le développement d’un marché interne une fois une base industrielle exportatrice établie. Plus important encore ce sont des éléments absolument nécessaires à un appui politique de la population avec, dans un contexte marqué par la stagnation de l’emploi, la consolidation d’une classe moyenne qui voit son pouvoir d’achat s’accroître. C’est le processus par lequel la Chine va devoir passer même à contrecoeur au cours des prochaines années.
Vu ainsi la transformation du modèle de développement chinois revêt de profondes implications pour l’Amérique latine qui peuvent être cataloguées en 3 groupes : son impact sur les prix des matières premières et par définition sur les termes de l’échange pour l’Amérique latine, son impact sur les revenus réels de la population ; son impact sur les recettes budgétaires et la stratégie de développement des pays de la région. Ces éléments seront analysés dans la partie suivante de l’article.

Notes

|1| Données de la Banque mondiale relatives aux prix réels des matières premières avec une base 100 pour l’année 2005. Moyenne des augmentations non pondérées des prix des catégories de matières premières : énergie, métaux, aliments et métaux précieux.

|2| Données de UN Commtrade utilisant la classificationn SITC. Voir. 3.

|3| Voir, Kolesli K. “Backgrounder : China in Latin America” US-China Economic and Security Review Commision, http://origin.www.uscc.gov/sites/de... .
Pour les données de 2011 voir, “China´s trade with Latin America grew in 2001” disponible sur : http://in.news.yahoo.com/chinas-tra...

|4| Dans la définition des comptes nationaux, l’épargne nationale équivaut à la différence entre la production et la consommation. Dans le cas de l’équilibre budgétaire, l’épargne nationale est la différence entre les exportations et les importations. Des niveaux supérieurs d’épargne nationale correspondent dans l’identité macro-économique à une augmentation de l’excédent externe.

|5| Voir, “Should China raise wages”, http://www.economonitor.com/blog/20...

|6| Voir, “Percentage of wage income in GDP falls”, http://english.caixin.com/2010-05-1...

|7| Voir, Chancellor E. y Monelly Mike “Feeding the Dragon : Why China´s Credit System Looks Vulnerable”, http://es.scribd.com/doc/121710465/...

|8| Voir, “Yuan lending expansión keeps momentum”, http://www.chinadaily.com.cn/cndy/2...

|9| Voir, ¨ Household Consumption as a Percentage of GDP¨, http://www.chinaglobaltrade.com/fac...

|10| Voir, “Deflating Shadow Credit in China”, http://ftalphaville.ft.com/2013/02/...

Traduction : Virginie de Romanet

URL de cet article : http://cadtm.org/La-transformation-du-modele-de