La ville où les maquereaux sont rois

MACA 130 kilomètres à l’est de Mexico, Tenancingo a le triste privilège d’être la capitale d’un trafic sexuel qui irrigue les Etats-Unis. Une activité qui rapporte gros – au point que les enfants rêvent eux aussi de devenir proxénètes.

De Tenancingo, Tlaxcala

Dans cette petite ville mexicaine qui envoie des esclaves sexuelles à New York, les petits garçons rêvent de devenir maquereaux. Les grandes demeures à pignons témoignent des bénéfices que l’on peut empocher en faisant travailler des “delivery girls” sur la Roosevelt Avenue, dans le Queens. “Beaucoup de jeunes aspirent à devenir trafiquants”, soupire Emilio Munoz Berruecos, qui a grandi dans le village voisin et dirige un centre local de défense des droits de l’homme. “C’est un phénomène qui date d’un demi-siècle.” La parade annuelle des maquereaux en chapeaux à plumes – agitant des fouets pour faire taire ceux qui auraient des griefs en matière d’affaires – est bien la preuve qu’ici l’argent et la peur ont pris le dessus sur la honte.

Située à quelque 130 kilomètres de Mexico, cette ville de 10 000 habitants est le centre incontesté du trafic sexuel au Mexique et l’une des extrémités du canal qui va se déverser directement dans les rues de New York. En 2011, le bureau new-yorkais de l’agence américaine de l’immigration et des douanes a arrêté 32 trafiquants sexuels, dont 26 originaires de Tenancingo.

C’est un business familial. Au fil des décennies, les proxénètes ont perfectionné leurs méthodes pour contraindre les femmes à devenir des esclaves sexuelles, leur racontant des mensonges et de belles histoires d’amour, et menaçant de recourir à la violence. Selon les experts, ces vingt dernières années, ils ont étendu leurs activités, à l’origine limitées à l’Amérique latine, pour envoyer leurs travailleuses sexuelles à New York et dans d’autres villes américaines.

De prime abord, le bourgade a l’air inoffensif. Une grande église catholique jaune trône sur la place de la ville plantée d’arbustes taillés en forme d’animaux. Les rues principales sont joliment décorées de bannières mauves et blanches. Mais, si l’on se promène dans les rues latérales, où vivent certains des plus grands clans de trafiquants, il devient clair que Tenancingo n’est pas une ville mexicaine quelconque. Des demeures gigantesques peintes en rose, en orange vif ou en vert franc se dressent sur trois ou quatre étages, ornées de tourelles imitant des pagodes et de fleurons massifs en forme d’aigles ou d’anges. Des cygnes en plâtre agrémentent les balcons. Les fenêtres sont couvertes de miroirs où sont gravés des loups et des fleurs, empêchant de voir ce qui se trame à l’intérieur.

L’anthropologue Oscar Montiel raconte que, depuis longtemps, les habitants de la ville appellent ces résidences des “calcuilchil”, à savoir des “maisons de cul” en langue nahuatl. “Tout le monde n’est pas d’accord avec ce qui se passe. Mais dire quelque chose contre les trafiquants paraît dangereux”, commente Rosario Adriana Mendieta Herrera, qui dirige un collectif de femmes. Pendant le carnaval, en février, les trafiquants reviennent des Etats-Unis pour faire la fête. Les rues s’emplissent de gens venus s’amuser, tandis que des maquereaux vêtus de capes font défiler leurs prostituées et se fouettent les uns les autres. “Ils veulent voir qui supporte le plus de coups”, précise Rosario Adriana Mendieta Herrera.

Séduire les jeunes provinciales, puis les contraindre à se prostituer

Mais derrière tout ce faste se cachent des activités minutieusement organisées. Les hommes les plus jeunes et les plus séduisants de chaque famille partent dans les petites villes de tout le Mexique, pourvus de vêtements chics et de voitures de luxe, et ils se font passer pour des vendeurs, raconte Emilio Munoz Buerrecos. Ils font alors la cour à de jeunes provinciales qui attendent à des arrêts de bus ou se promènent le dimanche au parc. Et, une fois qu’ils les ont séduites, ils les contraignent à se prostituer.

Les femmes sont enfermées dans des “maisons sécurisées” de Tenancingo, où, selon certains, elles sont violées. Si elles ont des enfants, les proxénètes les gardent dans la ville pour faire pression sur elles lorsqu’elles seront envoyées dans les quartiers de prostitution. Certaines vont à Mexico. D’autres atterrissent dans le Queens, où l’Américain moyen peut les commander en appelant des numéros de téléphone imprimés sur des cartes, des porte-clés ou des décapsuleurs, expliquent les autorités.

Une ex-prostituée de 24 ans raconte que son “petit ami” l’a emmenée à Tenancingo pour la présenter à sa famille et qu’elle y a passé deux mois. L’homme était en réalité un maquereau, et elle s’est finalement retrouvée à New York. Après s’être évadée de son appartement du Queens, en 2009, elle a aidé l’agence de l’immigration et des douanes à mettre la main sur ce chef de bande – mais son cauchemar n’a pas cessé. “Nous ne pouvons pas parler au téléphone. Je ne sais pas si ma famille va bien ou si ces types sont aller la voir – ils savent où j’habitais”, confie-t-elle. Son avocat, Lori Cohen, de l’association Sanctuary for Families, a travaillé avec des dizaines de victimes de trafiquants des quatre coins du Mexique. “Tous les maquereaux viennent de Tenancingo, précise-t-il. Ce sont des activités multigénérationnelles. Il y a des familles où le grand-père, le père et le fils sont tous trafiquants. Ils se passent les trucs du métier de génération en génération.”

Selon les autorités, chaque prostituée qu’ils amènent à New York – où les filles ont jusqu’à 35 clients par jour – rapporte 100 000 dollars [soit 79 000 euros] par an aux trafiquants. L’argent est rapatrié à Tenancingo, où les forteresses aux teintes pastel deviennent toujours plus imposantes.

Beaucoup d’habitants de la ville, comme Cristina Romero, 21 ans, qui travaille dans une boutique de sandwichs à côté de la place principale, pensent que les femmes sont consentantes. “Elles viennent de villes pauvres et, grâce à leur travail, elles ont un meilleur niveau de vie”, résume-t-elle. “Au carnaval, elles ont l’air heureux.” Elle ne blâme pas les trafiquants ni les clients. “Les hommes vont aussi loin que nous les laissons aller.”

L’année dernière, l’Université autonome de Tlaxcala [est du Mexique] a réalisé une étude sur les objectifs de 350 écoliers de Tenancingo. Environ 16 % ont déclaré qu’ils voulaient devenir proxénète et 44 % ont répondu qu’au moins un de leurs amis leur avait raconté vouloir le devenir. “Dans l’esprit de ces garçons, être trafiquant, c’est se faire de l’argent facile. C’est une activité qui n’est pas punie et elle est si facile à réaliser”, résume Rosario Adriana Mendieta Herrera. Pourtant, des membres d’au moins quatre grandes familles de la ville ont été arrêtés et jugés aux Etats-Unis.

Une “tradition” qui remonte à Hernán Cortés

Un massif portail en métal bloque l’entrée du numéro 40 de la Calle 3 Sur, où la police américaine a récemment appréhendé des membres du réseau Granados. En mars, Angel Cortez Granados, 25 ans, accusé d’avoir trompé une femme du nom d’Esperanza pour l’emmener aux Etats-Unis et l’avoir contrainte à se prostituer, a plaidé coupable devant le tribunal fédéral de Brooklyn. Six autres membres de la famille sont poursuivis en justice à New York.
La famille “Los Carretos”, l’une des plus célèbres de Tenancingo, s’est fait prendre par l’agence de l’immigration et des douanes grâce à un tuyau reçu par l’ambassade des Etats-Unis à Mexico. En 2004, les frères Carretos ont reconnu avoir forcé au moins huit femmes à se prostituer dans le Queens, après les avoir séduites avec des chocolats et des ours en peluche ; ils ont été condamnés à cinquante ans de prison. La matriarche de 1,25 mètre Consuelo Carreto Valencia a été surnommée “mini-Madame” lorsqu’elle a été extradée à New York. Les esquisses du procès de 2008 la montrent les cheveux blancs noués en couettes.

Si Tlaxcala et d’autres Etats mexicains ont adopté des lois qui font du trafic d’êtres humains un crime, au Mexique, les sanctions restent rares. Avant 2011, dans l’Etat de Tlaxcala, les familles des victimes ne disposaient d’aucun moyen officiel pour signaler ce type de trafic. Depuis 2011, il y a eu 120 plaintes et 24 arrestations – mais pas une seule condamnation, déplore Emilio Munoz Buerrecos.

Une proposition de loi fédérale plus stricte a été votée, mais elle n’est pas encore signée. La députée mexicaine Rosi Orozco espère que ce durcissement dissuadera les trafiquants. Mais elle sait que l’Histoire n’est pas de son côté : selon une légende que l’on raconte à Tenancingo, le proxénétisme remonte à l’arrivée du conquistador Hernán Cortés, en 1519. Le guerrier aztèque Xicoténcatl aurait offert des vierges tlaxcaltèques aux Espagnols. “En échange, ils ont eu des couvertures”, conclut Rosi Orozco.

20.06.2012 | Erica Pearson | The New York Daily News
Dessin de Boligán, Mexique.
http://www.courrierinternational.com/article/2012/06/20/la-ville-ou-les-maquereaux-sont-rois