Les paysannes prennent leur destin en main

mexiqueLeurs hommes sont allés chercher du travail aux Etats-Unis. Pendant ce temps, ce sont elles qui ont fait fructifier l’exploitation familiale. Avec succès, le plus souvent.

Ces dix dernières années, 200 000 Mexicains ont quitté chaque année leur pays pour les Etats-Unis. Résultat, les femmes ont été contraintes d’assurer la subsistance de leur famille. Et au fur et à mesure que ce phénomène s’est accentué, l’un des vieux piliers culturels du Mexique — le culte du machisme — a vacillé.

Quand les prix du café ont chuté il y a plus de dix ans, le compagnon de Leonor Fernández a quitté la maison dans le sud du Mexique et sa famille de cinq enfants pour aller travailler en Caroline du Nord. Au début, il envoyait de l’argent, mais un jour les transferts de fonds — et les appels — ont cessé. “Je me suis dit qu’il avait refait sa vie là-bas. Il nous a totalement oubliés”, raconte Mme Fernández. Pour survivre, elle a pris en main la gestion de l’exploitation familiale de café qui s’étendait sur un hectare. Puis elle a regroupé en coopérative plus de cent producteurs locaux de café et s’est rendue au moins une fois par mois à Oaxaca, la ville la plus proche, pour vendre leur production. “Au début, on a l’impression que le monde s’écroule autour de soi, mais peu à peu on reprend vie et on retrouve la paix”, dit-elle.

L’an dernier, Mme Fernández a profité de l’envolée des prix du café pour acheter un hectare supplémentaire et pour renouveler sa garde-robe, composée essentiellement de tenues traditionnelles mexicaines. La même année, elle a eu la surprise de voir son ancien compagnon, Dario Pereda, rentrer au bercail et lui demander de le reprendre. Mme Fernández a refusé. “Je me sens plus libre ainsi”, observe-t-elle. M. Pereda assure qu’il n’avait pas oublié sa famille mais qu’il n’a pas pu envoyer de l’argent plus souvent car son emploi était précaire.

La répartition traditionnelle des rôles entre les sexes n’est pas en train de disparaître. Selon les statistiques, les hommes sont toujours majoritairement en charge de l’agriculture : 6,6 millions d’entre eux travaillent dans ce secteur, contre 1,6 million de femmes. Beaucoup de femmes demeurent tributaires de l’argent que leur mari leur envoie de l’étranger et, une fois de retour au pays, les hommes reprennent en main l’activité familiale. Mais très souvent, les relations ont irrémédiablement changé. Le cas de Mme Fernández n’est pas exceptionnel. La plupart des hommes qui émigrent ne reviennent jamais au Mexique et beaucoup cessent d’envoyer de l’argent à leur femme. Selon Antonieta Barron, professeur d’économie à l’Université nationale autonome du Mexique, près de 80% des transferts de fonds d’immigrés viennent des enfants
et non des maris.

Aujourd’hui, la femme est le principal soutien de famille dans plus d’un million des 6,2 millions de ménages ruraux du pays, soit un tiers de plus qu’il y a dix ans. Plus de la moitié des participants aux programmes du ministère de l’Agriculture sont également des femmes, alors qu’elles ne représentaient que 30% du total il y a seulement quatre ans. Selon des chercheurs, les hommes qui rentrent des Etats-Unis prennent souvent à leur charge — du moins pendant un certain temps — une plus grande part de tâches ménagères comme la vaisselle et la cuisine, qu’ils étaient contraints d’assumer pendant leur séjour à l’étranger.

Grâce à l’évolution des conditions démographiques et économiques des deux côtés de la frontière, les femmes conservent leur nouveau rôle dans l’économie rurale. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), 80% des ménages participant aux programmes de sécurité alimentaire sont sous la responsabilité d’une femme. Le gouvernement mexicain vient en aide aux femmes par son programme d’allocations Oportunidades et par l’intermédiaire de banques privées spécialisées. C’est ainsi que 98% des clients de la banque de micro-crédit Compartamos sont des femmes. “Il est prouvé que les femmes qui reçoivent de l’argent le consacrent à leur famille alors que les hommes ont plutôt tendance à satisfaire leurs vices”, remarque Daniel Manrique, directeur des relations publiques de la banque Compartamos.

Irene Fructuoso Lopez, qui vit à Oaxaca, une ville coloniale du sud du Mexique, ne peut pas compter sur son mari pour lui envoyer de l’argent des Etats-Unis, alors qu’elle doit nourrir ses deux enfants. C’est pourquoi elle a décidé de demander un prêt de 1 200 dollars [954 euros] pour monter un commerce de tortillas lorsqu’on lui a remis un tract de Compartamos.

Rita Casimiro de la Cruz, qui produit du café dans l’Etat de Guerrero, a gagné le Premio Cosecha, un concours national récompensant les meilleurs cafés, un an après le départ de son mari pour l’Arizona. Quand il l’a appris, ce dernier est rentré au pays pour fêter la bonne nouvelle. “Je lui ai dit ‘Nous avons gagné un prix’ et il m’a répondu ‘Non, tu l’as gagné’”, raconte-t-elle avec un rire silencieux. “Oui, une femme aussi peut réussir.”

Jean Guerrero
http://www.courrierinternational.com/article/2012/06/15/les-paysannes-prennent-leur-destin-en-main