Mexique : la presse critique face au crime organisé: « Nous sommes devenus des correspondants de guerre »
José Gil Olmos raconte pourquoi tant de ses collègues journalistes ont été assassinés au cours des quinze dernières années. La violence a contraint toute une profession à revoir sa manière de travailler. Entretien surréaliste, mais vrai, à Mexico.
Nul besoin de chercher une actualité pour évoquer les violences dont sont victimes les journalistes au Mexique. L’actualité, dans l’un des pays les plus dangereux pour les représentants de la presse, c’est tous les jours. Meurtres, enlèvements, passages à tabac, menaces de mort, tentatives de corruption : les reporters, correspondants et rédacteurs en chefs qui disposent d’assez de liberté éditoriale et de suffisamment de courage pour dénoncer l’impunité qui mine leur société sont soumis à une pression constante et inouïe. Comment la surmontent-ils et pourquoi persistent-ils alors que jamais dans l’histoire de ce pays le métier de journaliste n’a été aussi risqué ? Rencontré au siège de la revue d’investigation Proceso, à Mexico, le reporter José Gil Olmos a répondu à nos questions. D’une voix tranquille – si tranquille qu’on en oublierait presque que deux de ses collègues ont été torturés avant d’être assassinés –, cet auteur reconnu pour ses enquêtes pointues sur le crime organisé et le monde politique raconte l’univers mortel des reporters mexicains.
Combien de journalistes ont été assassinés dans votre pays depuis le début des années 2000 ?
José Gil Olmos : – Plus de cent vingt. Ce chiffre ne tient pas compte des disparus. Ni des personnes qui travaillent dans le domaine sans être reconnues comme des journalistes. Je pense aux animateurs des radios communautaires, très répandues au Mexique, qui ne bénéficient d’aucune protection et qui sont systématiquement pris pour cibles.
Sur ces cent vingt assassinats, combien ont été élucidés ?
– Aucun.
Aucun ?
– La presse fait partie des secteurs sociaux les plus frontalement touchés par la vague de violence et par l’impunité qui ronge le pays depuis une quinzaine d’années. Jamais dans l’histoire du Mexique les journalistes et leurs proches n’ont couru autant de risques qu’actuellement.
L’hebdomadaire dans lequel vous travaillez n’a pas été épargné…
– En avril 2012, Regina Martinez, ma collègue correspondante dans l’État de Veracruz (ndlr : golfe du Mexique) a été tabassée dans sa maison, à Xalapa, avant d’être assassinée. L’homme qui a dit l’avoir tuée s’est ensuite rétracté, expliquant que son aveu avait été obtenu sous la torture après son arrestation – un procédé malheureusement très courant dans mon pays.
En juillet 2015, le photoreporter Ruben Espinoza (alors âgé de 32 ans, ndlr), qui avait fui Veracruz pour se réfugier quelque temps à Mexico suite à des menaces de mort, a été abattu dans un appartement de la capitale. Il était accompagné de quatre femmes, dont une activiste des droits de l’homme : personne n’a été épargné. Chaque corps portait des marques de torture. (Ndlr : Depuis cet entretien, un autre reporter a été assassiné à Veracruz où le cartel des Zetas, qui domine la région, ne tolère pas l’existence d’une presse critique.)
Les journalistes de votre magazine sont-ils sous protection ?
– Entre sept et huit membres de notre rédaction sont actuellement menacés de mort. Plusieurs d’entre eux sont sous la protection permanente de gardes du corps. Notre rédaction compte environ quinze journalistes et une dizaine de correspondants.
Etes-vous personnellement menacé de mort ?
– Dans mon cas, les menaces directes remontent à l’époque de la guerre au Chiapas (ndlr, suite au soulèvement néozapatiste de 1994). On ne me pardonnait pas le fait d’avoir dénoncé les violations des droits de l’homme perpétrés par les soldats du gouvernement. Il faut savoir que la menace de mort ne concerne pas seulement le journaliste à qui elle s’adresse. Le message est : « Si tu continues, tu vas y passer, mais seulement après avoir vu souffrir et mourir ta femme, tes enfants… ».
Comment expliquez-vous cette hostilité vis-à-vis de la presse ?
– Elle est directement liée à la situation politique. Pendant près d’un demi-siècle, le Mexique a été dirigé par un seul parti : le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI, centre). Un accord existait entre les autorités et le crime organisé. Il y avait des règles et un cadre qui permettaient de limiter la violence.
Et cet accord a été rompu ?
– Oui. Tout a changé en décembre de l’an 2000. Pour la première fois, une autre formation politique, le Parti action nationale (PAN, droite), a remporté la présidence. Beaucoup ont cru qu’une véritable démocratie allait enfin s’installer. Mais la culture politique du PRI, basée sur la corruption, avait déjà contaminé les autres formations. La transition vers la démocratie a échoué et, en plus, les dirigeants du PAN n’ont pas su ou pu renégocier un accord avec la pègre.
D’où l’explosion des violences ?
– En partie, oui. Des luttes intestines très violentes ont éclaté. Le vide de pouvoir laissé par le PRI a été rempli par le crime organisé et par les conglomérats médiatico-financiers que sont Tv Azteca et le Grupo Televisa (l’un des plus importants au monde, ndlr).
Voyant que ni le président Vicente Fox (2000-2006) ni son successeur Felipe Calderón (2006-2012) ne parvenaient à rétablir la situation, les Mexicains ont décidé de remettre le PRI au pouvoir en 2012. Les gens ont voté pour Enrique Peña Nieto (ndlr, président jusqu’en 2018), pensant que le vieux parti héritier des valeurs de gauche de la révolution mexicaine (1910-1920) saurait parler avec les « méchants », qu’il saurait négocier un nouveau pacte pour diminuer la violence. Le problème, c’est que la situation s’est dégradée à un point tel que plus personne n’a prise sur ce qui se passe au Mexique. Au milieu de ce chaos, les journalistes sont devenus des cibles faciles, sans personne pour les protéger.
Ce déchaînement de violence vous a-t-il obligé à modifier votre façon de travailler ?
– Oui, nous sommes devenus des correspondants de guerre. Mais d’une guerre non conventionnelle. Dans un conflit armé traditionnel, il y a un front plus ou moins défini. Au Mexique, on ne sait plus qui est qui. Des policiers, municipaux, d’État, fédéraux, et des militaires affrontent des groupes armés provenant du crime organisé, des autodéfenses (milices citoyennes parfois manipulées par les cartels ou les autorités) et des polices communautaires indigènes. Il arrive que les forces de l’ordre s’affrontent entre elles.
Votre métier n’a-t-il pas toujours été risqué ?
– Non. Je suis reporter depuis 25 ans. Au Chiapas, lors du soulèvement néozapatiste ou au Guerrero, au moment où l’EPR (guérilla d’inspiration marxiste) redevenait très actif durant la deuxième moitié des années 1990, c’était dangereux, c’est certain. Mais je n’avais pas aussi peur que maintenant. Car, et j’insiste, il y avait un front : d’un côté les soldats du gouvernement ; de l’autre les guérilleros. On prenait nos contacts, on se préparait et on savait où l’on mettait les pieds.
Aujourd’hui, c’est le flou total. Quand vous connaissez le nombre de disparus au Mexique, vous comprenez pourquoi cette incertitude est très difficile à vivre au quotidien, surtout lorsque l’on se déplace pour enquêter sur des affaires sensibles.
Quelles mesures prenez-vous pour vous protéger, par exemple quand vous quittez la capitale pour un reportage dans un Etat dangereux comme le Michoacán sur lequel vous avez publié un ouvrage, Batallas de Michoacán(2015) ?
– Nous ne nous déplaçons plus seuls, mais toujours en groupe avec des collègues ou des civils de confiance. Et jamais de nuit. Si nous louons une voiture, nous le faisons sur place pour que personne ne sache que nous venons de la capitale.
En zone de guerre, les journalistes sont censés agiter le drapeau blanc et mettre une pancarte bien en évidence sur leur véhicule avec le mot « PRESSE » écrit en grand. Ici, c’est l’inverse. Jamais on ne révèle qui on est, surtout pas à la police ! Et si on y est forcé lorsqu’un barrage routier se présente, nous disons que nous traitons d’un sujet « banal » comme la pénurie de produits alimentaires.
D’autres réflexes ?
– Si une jolie femme vous accoste, vous faites très attention, car il y a des chances qu’elle soit envoyée pour savoir sur quoi vous enquêtez. Le crime organisé dispose d’un véritable réseau d’espionnage. Il faut être très vigilant, recueillir les témoignages, rencontrer les gens que l’on a prévu de rencontrer et repartir le plus vite possible. Ni vu ni connu, c’est le meilleur moyen de rester en vie. Si on prend une chambre à l’hôtel, on s’enregistre comme commerçant.
A force, on développe des automatismes : ne jamais tourner le dos à la porte lorsque l’on mange dans un restaurant pour voir qui entre et qui sort ; s’il faut marcher dans un quartier dangereux, toujours le faire face au trafic pour pouvoir s’échapper plus facilement en cas d’attaque ou de tentative de kidnapping ; ne jamais boire d’alcool pour ne pas diminuer son temps de réaction ; ne jamais s’exprimer publiquement et surtout pas sur un sujet politique ; ne jamais donner de noms au téléphone, parler par énigmes. Pour communiquer, nous utilisons le programme crypté Telelgram.
Certains collègues vont jusqu’à se déguiser et se faire passer pour des paysans lorsqu’ils se rendent dans des zones isolées. Parfois, mieux vaut ne rien emporter avec soi, ni carnet de notes ni dictaphone, et tout garder en mémoire pour rédiger son article une fois en sécurité à Mexico.
Il vous arrive aussi de suivre un protocole très strict dans certains cas ?
– Lorsque l’on se rend sur le lieu d’un crime ou aux abords d’une fosse commune, nous faisons appel à un « moniteur ». Proceso s’appuie sur un intellectuel influent qui dispose de contacts jusqu’au sommet de l’Etat et dans l’armée. Avant le départ, nous dressons une liste des passagers de chaque véhicule qui se suivent, l’ordre des voitures, les immatriculations, etc. Ensuite, chaque trente minutes, nous contactons notre moniteur. Si nous ne le faisons pas, il essaie de nous joindre. En cas d’absence de réponse, l’alerte est immédiatement donnée.
Si l’assassinat reste la manifestation ultime de la violence qui s’exerce contre la presse, elle n’est de loin pas la seule. Quels sont les autres moyens utilisés par le crime organisé et les autorités pour faire taire les journalistes ?
– Il y a quelque temps, j’ai publié un article sur le gouverneur du Sonora (Etat du nord) et sur ses liens avec la pègre. Le jour de la sortie, on m’a appelé pour m’avertir que les exemplaires envoyés dans cet Etat, soit des milliers, avaient tous été vendus. Des hommes étaient venus au centre de distribution et avaient tout acheté.
Nos revues sont imprimées dans la capitale et envoyées dans tout le pays par avion. Lorsqu’un article risque de faire du tort à un politicien ou à un caïd, ils sont vite au courant et n’hésitent pas à prendre les devants. Même les exemplaires qui passent entre les gouttes et arrivent dans les kiosques sont achetés et brûlés. Il ne reste rien. C’est terrible à dire, mais avec Proceso, ce genre d’évènement est devenu courant.
Certains gangsters achètent aussi la revue pour s’informer. D’autres mettent le feu aux imprimeries. Oui, il y a vraiment quelque chose de surréaliste dans tout ça.
Et l’autocensure ?
– Elle existe, bien sûr. A Veracruz, peu de journalistes osent encore dénoncer les crimes, ce que je comprends. Au Mexique, certains cartels sont si puissants qu’ils contrôlent des journaux. Parmi la longue liste des journalistes assassinés, il y en a d’ailleurs certains qui appartenaient à une organisation criminelle et qui ont été éliminés par une bande rivale.
Malgré tout, vous et d’autres journalistes mexicains continuez à risquer votre vie. Pourquoi s’entêter alors que la situation ne fait qu’empirer ?
– Ça va vous paraître paradoxal, mais je pense que c’est un des meilleurs moments pour faire ce métier. Il n’y jamais eu autant d’histoires à raconter. Et le travail n’a jamais été aussi exigeant, que ce soit au niveau des règles de sécurité à respecter qu’au moment de croiser les sources pour vérifier une information.
En termes de liberté et de moyens, Proceso est le meilleur média dans lequel on peut travailler au Mexique. A l’origine, notre hebdomadaire était un média d’analyse politique. Mais, à force, il s’est transformé en une sorte de revue policière, de polar hebdomadaire. Cette évolution reflète bien celle du pays au cours des quinze dernières années.
Nous savons que nos articles ont peu de chance de changer les choses, mais il est de notre devoir et de notre responsabilité de répertorier chaque évènement. Un peu comme des historiens de l’actualité. De fait, les historiens, les sociologues et les anthropologues se nourrissent de nos articles pour rédiger leurs travaux. Et puis il y a cet idéalisme du journaliste qui veut raconter les histoires dont personne ne veut entendre parler.
D’accord, mais vous mettez votre vie, celle de votre femme et de vos enfants en danger… Pourquoi ne pas changer de métier ?
– A quoi bon fonder une famille si nos enfants doivent grandir dans un pays totalement corrompu et ultra violent. Si tout le monde abandonne, rien ne changera.