Penser le reflux des gouvernements progressistes latino-américains: quelques leçons pour la gauche (Patrick Guillaudat / Contretemps)
Analyse du livre Fin de partie ? Amérique latine : les expériences progressistes dans l’impasse (1998-2019) de Franck Gaudichaud, Jeffery Webber et Massimo Modonesi, Paris, Éditions Syllepse, 2020, 200 p.
L’essai Fin de partie ? Amérique latine : les expériences progressistes dans l’impasse (1998-2019) tombe à pic. En effet, il résonne en écho aux questionnements actuels qui traversent la gauche, que ce soit sur la démocratie, les modèles de développement économique, l’écologie ou les réponses aux inégalités sociales. Rien d’étonnant à ce que la gauche ait tourné son regard vers les expériences latino-américaines du début du XXIe siècle. Elle espérait y trouver des réponses politiques aux errements divers qu’elle traverse, notamment en Europe.
Cet ouvrage, écrit par trois intellectuels militants, c’est-à-dire engagés aux côtés des mouvements sociaux, part d’un constat contenu dans le titre : le progressisme latino-américain a mené à une impasse. Franck Gaudichaud, Jeffery R. Webber et Massimo Mondonesi tirent un bilan sans concession en trois chapitres. Leur livre est un ensemble cohérent ou chaque auteur réalise sa partie. Partant d’une analyse concrète de l’évolution des régimes concernés par le terme de « progressisme latino-américain », cet ouvrage passe ensuite à une analyse détaillée des rapports de force internationaux pour terminer par un regard critique sur les débats que ce moment historique a soulevé au sein des intellectuels latino-américains.
Tout d’abord Franck Gaudichaud dresse un rappel historique et analytique des régimes dits « progressistes », depuis le Venezuela d’Hugo Chávez en passant notamment par le Brésil de Lula, l’Argentine des Kirchner, la Bolivie d’Evo Morales ou l’Équateur de Rafael Correa. Les trajectoires sont analysées en montrant les avancées réelles qu’ont représentées pour les populations les plus pauvres les politiques sociales mises en œuvre dans ces pays, menées en rupture avec le credo néolibéral de baisse des dépenses publiques. Rapidement ces gouvernements sont arrivés aux limites de ce système de réorientation des politiques publiques menées par l’État, surtout quand ces pays ne se sont pas attaqués à la racine du mal : l’exploitation capitaliste, aggravée ici par la dépendance de ces pays du Sud assujettis de fait à la puissance des pays impérialistes du Nord, que ce soit les USA ou l’Union Européenne.
Dans un ouvrage collectif paru en 2013, intitulé Amériques Latines : émancipations en construction, l’auteur avait déjà pointé les contradictions à venir en écrivant que « les gouvernements actuels, (…) rappellent une fois de plus que les gauches peuvent gagner le gouvernement, sans que le peuple ne gagne pour autant le pouvoir, ni que cela ne signifie un processus de rupture ». Sept ans plus tard, on peut affirmer que cette absence de rupture s’est retournée contre les peuples latino-américains, comme le prouvent les coups d’État réussis au Brésil avec la destitution de Dilma Roussef ou le renversement d’Evo Morales en Bolivie en 2019. Mais aussi, parfois, sans avoir besoin de l’irruption de ruptures violentes avec l’ordre ancien, comme le montrent la trajectoire actuelle de l’Équateur qui s’est totalement soumis aux exigences du FMI ou l’effondrement du Venezuela de Nicolás Maduro. L’énumération des retours en arrière montre à elle seule que le progressisme latino-américain, porteur d’espoir il y a quelques années, est largement en crise.
Franck Gaudichaud caractérise en partie l’arrivée de ces régimes (au début des années 2000) comme la concrétisation – au niveau politique – d’une rupture entre « ceux d’en bas » et les pouvoirs en place, rupture portée par la vague de mobilisations populaires qui a secoué le continent dès le milieu des années 1990, combinée à l’irruption d’un « projet progressiste mis en œuvre « par en haut » ». L’auteur nous rappelle d’abord qu’à la charnière des XXe et XXIe siècles, entre le mouvement des piqueteros et des usines récupérées en Argentine, les guerres de l’eau et du gaz en Bolivie, les révoltes indigènes en Équateur, les mouvements des sans-terres au Brésil, etc., le continent traversait une zone de fortes turbulences sociales.
Pendant cette période de contestation de l’hégémonie néolibérale, les mouvements sociaux remettaient en cause le credo du marché libre, sans contrôle, et contestaient la corruption et les inégalités croissantes. Pour déboucher sur le terrain politique, ces mouvements sociaux ont, par leur dynamique et leur puissance, favorisé l’émergence de partis ad ’hoc, le MAS en Bolivie, Alianza País en Équateur, le PT au Brésil ou le MVR (ancêtre du PSUV) au Venezuela. Franck Gaudichaud montre que cette nouveauté politique se déroule dans un cadre international précis : l’après chute du Mur de Berlin et son cortège de reniements, de désillusions et d’incertitudes dans l’avenir d’un projet émancipateur. C’est ce qui explique en partie la diversité des origines des partis qui ont porté ce projet progressiste, collés sur leur réalité nationale, mais aussi voulant marquer une rupture avec la gauche traditionnelle. (…)
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