Penser stratégiquement les résistances latino-américaines (préface du livre Les couleurs de la Révolution, éditions Syllepse, rédigée par Franck Gaudichaud / Contretemps)


Pierre Mouterde et Patrick Guillaudat ont publié récemment aux éditions Syllepse un ouvrage consacré aux Amériques Latines en luttes et aux gauches de gouvernement à l’épreuve du pouvoir. Intitulé « Les couleurs de la révolution », cet essai plonge dans l’histoire des gauches révolutionnaires, nationalistes et réformistes depuis le XIXème siècle, avant d’approfondir une réflexion critique et stratégique sur les expériences de la « Révolution bolivarienne » au Venezuela depuis 1999, de l’Équateur dirigé par Rafael Correa et sa « Révolution citoyenne » et, enfin, sur celle du Mouvement au socialisme (MAS) en Bolivie depuis 2005.

Les présidents du Paraguay, Fernando Lugo, de Bolivie, Evo Morales, du Brésil, Luiz Inácio Lula da Silva, d’Équateur, Rafael Correa, et du Venezuela, Hugo Chávez en 2008 (Wikimedia Commons)

Ce bilan historique, politique et militant offre un outil de réflexion riche pour penser les émancipations et les alternatives au capitalisme dans le monde turbulent et violent d’aujourd’hui. Nous reproduisons ici, avec l’aimable autorisation des éditions Syllepse, la préface rédigée par Franck Gaudichaud, membre de la rédaction de Contretemps et spécialiste du sous-continent latinoaméricain.

Voir Les couleurs de la révolution: la gauche à l’épreuve du pouvoir. Venezuela, Équateur, Bolivie : un bilan à travers l’histoire (Patrick Guillaudat et Pierre Mouterde / éditions Syllepse)

 Histoire incandescente » : c’est dans le feu du brasier des mobilisations de la gauche et des mouvements populaires des Amériques latines et de la Caraïbe, ou plutôt pourrait-on dire de « l’Indo-Afro-Amérique latine », que Pierre Mouterde et Patrick Guillaudat proposent de nous emporter ici. Ils poursuivent ainsi leur travail de réflexion à quatre mains, après avoir notamment écrit sur les mouvements sociaux au Chili sous la dictature de Pinochet ou encore concernant l’expérience de la « révolution bolivarienne » au Venezuela. Et une fois encore, c’est au travers d’un essai engagé et bien documenté qu’ils nous invitent à parcourir l’épine dorsale de l’histoire du sous-continent, et tout particulièrement de ses gauches, hier et aujourd’hui. Refusant de se réfugier derrière une fausse « neutralité » désincarnée, rejetant une vision surplombante teintée d’académisme, ils assument et revendiquent un écrit tourné vers la réflexion stratégique avec, pour leitmotiv, l’urgence qui est la nôtre, celle de notre commune humanité dans un monde capitaliste en plein effondrement. Ceci alors que, sous de nombreuses latitudes, les gauches d’émancipation, démocratiques, féministes, écologistes, internationalistes ont souvent du mal à incarner des alternatives concrètes et désirables par le plus grand nombre. 

L’invitation de Mouterde et Guillaudat à penser collectivement l’Amérique latine et ses gauches représente ainsi un remède au fatalisme, ils montrent que d’autres mondes sont possibles, quoique jamais certains, tout en soulignant les énormes difficultés que cela signifie en termes de pratique du pouvoir et les leçons que nous offrent une nouvelle fois les résistances de « Nuestra América ». Ils conjuguent, de plus, deux grandes qualités à mes yeux qui donnent toute sa saveur à cet ouvrage : ils sont à la fois chercheurs indépendants (bien que docteurs en sociologie), mais aussi acteurs de longue date de la solidarité internationale envers les peuples d’« Abya Yala » (terme autochtone Kuna signifiant « Terre Vivante » ou encore « Terre Mûre »). Tous deux fins connaisseurs du terrain et des réalités sociales qu’ils explorent, ils ne se contentent pas de « commenter » à distance, car ils parcourent la région depuis plus de trois décennies, « en bas à gauche », échangeant avec nombre de militant.e.s des mouvements populaires latinoaméricains, tout en étant investis syndicalement et/ou au plan associatif et intellectuel au Québec pour l’un et en France pour l’autre. Leur plume est ainsi trempée du sceau de l’internationalisme et de la solidarité. Autre point remarquable : leur propos est didactique et destiné à un lectorat large, non spécialiste, offrant ainsi une vision d’ensemble stimulante et accessible, bien qu’exigeante.

Revenir aux Amériques Latines du temps présent, réfléchir aux processus « en tension » et contradictoires qui ont rallumé les lanternes de la gauche mondiale à l’orée des années 2000, après la longue nuit néolibérale des années 90, décrypter l’ouverture d’un cycle historique qui s’est initié avec l’élection de Hugo Chávez Frias au Venezuela en 1998, montrer la grande diversité des expériences national-populaires, « progressistes » ou de gauche depuis lors, c’est précisément se permettre de ne pas fermer la porte, de ne pas conclure sur la fin de l’histoire. Après un bilan historique bienvenu, le choix des auteurs est de se concentrer sur trois pays emblématiques : Venezuela, Équateur et Bolivie. C’est-à-dire les expériences souvent considérées comme anti-impérialistes et les plus marquées à gauche au sein du cycle « progressiste » de ce début du siècle. L’objectif est de montrer au lectorat francophone tout à la fois les points forts et les limitations, les conquêtes et les renoncements, les paris et les difficultés des différentes gauches sociales et politiques. (…)

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