Venezuela. « Les sanctions économiques jettent la population dans les bras du gouvernement » (entretien avec Temir Porras / Vincent Ortiz – Le Vent Se Lève)


Depuis l’invasion de l’Ukraine, plusieurs « États voyous », hier honnis, retrouvent les bonnes grâces de Washington. Tout à leur volonté de sanctionner la Russie, les États-Unis ont été contraints de se rapprocher de plusieurs de leurs adversaires géopolitiques, notamment l’Iran et le Venezuela, exportateurs majeurs de pétrole. Sous le joug d’un quasi-embargo financier depuis plusieurs années, le Venezuela a particulièrement souffert des sanctions imposées par Washington, qui pourraient bientôt être levées. Si la population en a fait les frais, si l’économie vénézuélienne en est sortie dévastée, le gouvernement, lui, n’a pas été ébranlé par les sanctions.

Getty Images

Nous avons rencontré Temir Porras, qui fut vice-ministre des Affaires étrangères sous la présidence de Hugo Chávez, puis directeur de cabinet de Nicolás Maduro, avant de démissionner. Il revient pour Le Vent Se Lève sur l’impact des sanctions américaines sur le Venezuela, la récente convalescence de l’économie du pays, et les perspectives politiques qui se dessinent. Entretien par Vincent Ortiz, retranscription Agathe Contet.

Le Vent Se Lève – La situation économique du Venezuela s’améliore. Comme vous le notez dans un article pour le Washington Post, l’inflation est passée sous la barre des 10 % mensuels, tandis que le taux de croissance pour l’année 2021 est extrêmement élevé. Pensez-vous que cela soit lié aux mesures de libéralisation des taux de changes mis en place depuis 2018 par le gouvernement de Nicolas Maduro – notamment les facilités accordées à la convertibilité avec le dollar ? 

Temir Porras

Temir Porras – Il s’agit d’un facteur fondamental. L’économie vénézuélienne est historiquement liée à la production pétrolière. Depuis le milieu des années 70, cette production est essentiellement sous contrôle étatique – la société nationale pétrolière PDVSA joue un rôle central, accentué depuis l’élection de Hugo Chávez. La PDVSA peut, dans certaines zones où une technologie particulière est nécessaire, s’associer avec des partenaires privés, mais à condition qu’elle demeure majoritaire. Des sociétés d’économie mixte peuvent être établies, mais la société vénézuélienne doit être propriétaire d’au moins 50 % des actions, avec un monopole sur la commercialisation. L’État possède donc de fait un contrôle sur l’exploration, la production et la commercialisation du pétrole. 

L’industrie pétrolière occupe plus de 90% des exportations, et c’est la principale source de revenus en monnaie dure, en dollars. Celui-ci, dans une économie périphérique comme le Venezuela, joue un rôle fondamental, y compris dans l’économie non pétrolière. Même si les revenus de la vente du pétrole ne représentent qu’une fraction du PIB, cette composante est capitale car l’économie vénézuélienne est incapable de produire tous les biens et les services qu’elle consomme et dépend fortement du reste du monde pour les technologies qu’elle utilise. De plus la monnaie vénézuélienne n’est pas librement convertible ; elle n’est pas demandée sur les marchés internationaux – où elle n’a pas de valeur en soi -, il faut donc passer par le dollar pour commercer. Les habitants des pays du Nord n’ont pas toujours conscience de la différence fondamentale entre une économie périphérique – dépendante du dollar – et une économie du centre.

L’État joue donc un rôle central dans l’obtention de ces devises : c’est lui, et non le secteur privé, qui procure les dollars dont le pays a besoin. Et c’est un arbitrage d’État qui décide de l’allocation de ces devises à tel ou tel secteur. C’est dans ce contexte que le système de contrôle de changes a pu être justifié.

Depuis plusieurs années, la PDVSA est frappée par des sanctions américaines. Si l’on est rigoureux, il ne s’agit pas de sanctions au sens du droit international, mais des mesures unilatérales coercitives imposées par un État tiers. Ce ne sont pas des sanctions des Nations unies ou du Conseil de sécurité, ce sont des mesures prises par le gouvernement des États-Unis à l’encontre de la PDVSA, qui l’empêchent de commercer avec eux – bien que les États-Unis étaient longtemps été la principale destination du pétrole vénézuélien.

Les sanctions visent également à empêcher la PDVSA d’utiliser le dollar : c’est là où le problème de l’extraterritorialité du droit commence. Le dollar est la monnaie des États-Unis mais aussi celle du commerce international. À partir du moment où une société est empêchée d’utiliser le dollar, toutes les banques vont fermer ses comptes, par crainte d’être en violation de la législation américaine. En effet, même si elles ne sont pas américaines, ces banques opèrent en dollar, et sont donc passibles de sanctions si elles permettent à une société sous sanctions de posséder un compte. N’importe quelle banque du monde occidental – et même non occidental – est obligée d’opérer en dollars, donc une mesure législative interne aux États-Unis affecte des tiers en dehors des États-Unis.

Donc dès lors qu’une société est frappée de sanctions, elle ne peut plus utiliser le dollar et elle n’a plus de compte bancaire. La PDVSA peut bien tenter d’exporter son pétrole malgré tout, mais dans quelle monnaie serait-elle payée ? Cette source de devises étant tarie, toute l’économie vénézuélienne à son tour se voit privée de dollars, donc dans l’incapacité de fonctionner.

De son côté, l’État vénézuélien, frappé lui aussi de sanctions, ne peut plus se financer. Il pourrait émettre de la dette dans sa propre monnaie, mais cette monnaie n’a pas de pouvoir d’achat international – raison pour laquelle les pays périphériques ont tendance à émettre de la dette en dollars, ce qui n’est plus possible au Venezuela. L’État se voit privé de ses revenus pétroliers, de la possibilité de s’endetter et de financer son déficit public. Il commence alors à financer sa dépense par de la création monétaire… ce qui, dans une économie coupée du monde, produit très rapidement des effets hyper-inflationnistes. C’est la descente aux enfers. 

L’État a donc reculé, contraint, permettant au secteur privé – lequel échappe aux sanctions – d’opérer grâce à la dollarisation de l’économie. Dans un contexte d’hyperinflation, le principal problème est que l’on ne sait pas combien les choses vont coûter demain : il est impossible de programmer, planifier, calculer une structure de prix, un coûts, un retour sur investissement, etc. Le secteur privé a donc mécaniquement gagné en importance, l’État étant empêché de jouer le rôle qui était historiquement le sien.

La stabilisation de l’économie a donc à voir avec une meilleure circulation du dollar. Une fois que le dollar commence à circuler, cela a pour premier effet la stabilisation de la hausse des prix : le secteur privé peut en effet à nouveau importer des denrées, ce qui engendre une baisse drastique des niveaux de pénurie. Cela permet de réactiver de larges secteurs de l’économie, ainsi que le commerce, dans un pays qui était à l’arrêt.

La croissance économique se calculant sur l’année précédente, l’année 2021 était la première année durant laquelle l’économie a pu fonctionner d’une façon à peu près normale après des années de chute libre. D’où cette croissance entre 7 et 8,5%. Il faut tout de même prendre en compte le fait que l’économie vénézuélienne n’est qu’une fraction de ce qu’elle était il y a une décennie. Certains calculs estiment que la destruction du PIB du Venezuela est supérieure à 75% – que les trois quarts de l’économie ont disparu en cinq ans ! Par conséquent, n’importe quel redémarrage de l’économie est immédiatement sensible dans les indicateurs macro-économiques. 

Dernier point : l’industrie pétrolière a recommencé à fonctionner. Le secteur privé a accru son rôle dans l’exportation du pétrole et sa commercialisation (la PDVSA étant sanctionnée, elle ne pouvait passer des contrats avec des tiers, qui se seraient eux-même exposés aux sanctions des États-Unis). Un mécanisme a été trouvé : la société pétrolière vénézuélienne vend son pétrole à des privés locaux qui eux-mêmes le commercialisent sur le marché et le monétisent. Une partie des produits de la vente revient dans l’économie nationale.

LVSL – Comment comprendre la stratégie de l’administration Biden ? Les sanctions n’ont pas été levées. D’un autre côté, l’État vénézuélien parvient à les contourner assez ouvertement en passant par le secteur privé, via ce mécanisme que vous venez de décrire. Pensez-vous que Joe Biden hérite de la stratégie de pression maximale qui était celle de Donald Trump visant à imposer un changement de gouvernement au Venezuela ? Ou estimez-vous qu’il a adouci son approche, tout en maintenant des sanctions pour donner des gages à son électorat de Miami ? 

[NDLR : Miami concentre les citoyens américains issus du sous-continent, généralement hostiles à Cuba et au Venezuela]

TP – Revenons à l’origine de ces sanctions. C’est l’administration Obama qui, la première, a bâti les bases légales des sanctions. C’est Barack Obama, en 2015, qui décrète que le Venezuela est une menace extraordinaire et laisse le champ ouvert à l’adoption de sanctions.

C’est ensuite l’administration Trump qui impose le régime de sanctions tel qu’on le connaît aujourd’hui. La stratégie américaine vise, par le biais d’un approfondissement de la crise économique au Venezuela et d’une pression politique constante, à créer une sorte de cocktail interne de pénurie et d’insatisfaction. Du sabotage économique qui vise à générer un changement de régime, en somme. C’est toute l’histoire de Juan Guaidó, qui a désigné un gouvernement par intérim alors reconnu par les États-Unis.

Imaginer que la pression économique suffise à générer un changement de régime relève cependant de la gageure. Lorsqu’on effectue un sabotage économique, la destruction économique est certaine – les États-Unis ont pu détruire les trois quarts de l’économie vénézuélienne ! Les conséquence politiques sont bien moins prévisibles. Les États-Unis ont pensé que les Vénézuéliens allaient réagir comme des rats de laboratoire et mécaniquement se tourner contre leur gouvernement. (…)

(…) Lire la suite de l’article ici