Vox, carrefour des extrêmes droites américaines, européennes et israéliennes (Jean-Jacques Kourliandsky / Fondation Jean Jaurès)
À la suite de la rencontre internationale de différentes forces politiques d’extrême droite européennes et américaines organisée en mai dernier à Madrid par le parti espagnol Vox, Jean-Jacques Kourliandsky, directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation, revient sur l’histoire de cette « internationale » des extrêmes droites et du rôle de premier plan qu’y joue le parti Vox.
Vox, formation de la droite radicale espagnole, est en quelques années devenue le troisième parti politique représenté au Parlement. L’influence des extrêmes droites dans le monde n’a jamais été aussi grande depuis qu’elles ont abandonné le recours aux armes pour privilégier celui des bulletins de vote. En Europe, Alternative pour l’Allemagne (AfD), le Rassemblement national (RN) en France, le PVV (Parti pour la liberté) néerlandais, Fidesz en Hongrie, Fratelli d’Italia, PiS en Pologne, Chega au Portugal, et en Amériques, La Liberté avance (LLA) en Argentine, le Parti libéral au Brésil, le Parti républicain au Chili, le Centre démocratique en Colombie, Force populaire au Pérou, Nouvelles Idées au Salvador, le Parti républicain aux États-Unis, parmi beaucoup d’autres, sont entrés en nombre dans les parlements de leurs pays respectifs et ont parfois accédé au pouvoir. Pour autant, ces formations n’ont pendant longtemps pas su, pu, ou même pensé, coordonner leurs initiatives.
Vox serait-elle en passe de faciliter la mise en réseau global des droites radicales ? Javier Milei, apôtre de l’extrême droite libertaire et libérale en économie, élu président d’Argentine en 2023, était en Espagne, les 18 et 19 mai 2024, comme invité d’un meeting électoral organisé par Vox. Les 21 et 22 juin 2024, il devrait recevoir une distinction décernée par deux laboratoires d’idées européens d’extrême droite, l’Institut Juan de Mariana à Madrid, et à Hambourg la société Friedrich Hayek. Ces rencontres de responsables des droites radicales américaines et européennes interpellent d’autant plus que le parti qui a pris le plus d’initiatives à cet effet, Vox, était peut-être le moins attendu.
Les élections européennes du 9 juin 2024 ont certes confirmé la lente montée en influence électorale de diverses formations de droite radicale. Vox est l’une d’entre elles, mais n’est pas la plus importante. Santiago Abascal, son président, n’a pas atteint, et de loin, le poids politique du néerlandais Geert Wilders, du hongrois Viktor Orbán, de l’italienne Giorgia Meloni, ou de Marine Le Pen en France. De l’autre côté de l’Atlantique, une tendance parallèle a été constatée d’une consultation à l’autre. Une extrême droite de pouvoir a émergé avec en Argentine Javier Milei, aux États-Unis Donald Trump, au Brésil les Bolsonaro, au Chili José Antonio Kast, en Équateur Daniel Noboa, au Pérou la famille Fujimori et au Salvador Nayib Bukele. Vox est loin de « peser » d’un poids politique et électoral équivalent.
Ces contacts sont d’autant plus paradoxaux que l’extrême droite partisane est idéologiquement fragmentée. Ses credos et aggiornamentos ont fait l’objet de nombreuses études, signalant sa diversité et même ses contradictions, dans le temps et les espaces continentaux et nationaux. On peut citer, mais seulement à titre indicatif tant les analyses sont nombreuses, les ouvrages de l’Allemand Michael Minkenberg, de l’Argentin Pablo Stefanoni, du Brésilien Tarso Cabral Violin, de l’Espagnol Victor Morenos Jaén, des Français Jean-Yves Camus, Philippe Corcuff, Stéphane François, Pierre-André Taguieff, de l’Italien Paolo Macry, ou du Suédois Anders Widfeldt1. Leurs commentaires, à la lecture des programmes des extrêmes droites, en Europe et dans les Amériques, transmettent l’image d’une fragmentation des concepts, références et objectifs politiques. L’extrême droite de chacun des pays a des revendications qui ne sont pas nécessairement celles soutenues par les autres. En faire une sous-catégorie du « populisme » ne change rien. Les analystes qui s’y sont frottés, loin de faire apparaître des critères de compréhension universels, accroissent les indéfinitions en donnant au populisme un caractère stigmatisant. Le populisme, pour l’américaniste français Alain Rouquié, « est une étiquette péjorative. Si on veut analyser un phénomène complexe, énigmatique, ce n’est pas en utilisant une insulte qu’on parviendra à l’éclairer2 ».
Ces partis ont en effet des référents idéologiques et programmatiques particuliers répondant à leur environnement local. Certains priorisent les valeurs sociétales traditionnelles et les religions chrétiennes, d’autres y sont indifférents et ont l’Occident comme horizon, tout en acceptant pour Vox par exemple un soutien de l’opposition iranienne3. Certains défendent l’ouverture de l’économie, alors que d’autres sont protectionnistes et placent au cœur de leur engagement la préférence nationale, le refoulement des étrangers. Le combat anti-séparatiste est pour Vox fondamental, mais certainement pas pour les autres forces de la droite radicale. Chine et Russie, Israël et Ukraine ne sont pas vus de la même manière par les uns et par les autres, tout comme l’Union européenne.
La rencontre madrilène organisée les 18 et 19 mai 2024 par Vox, avec Javier Milei, et le double hommage que lui ont rendu deux fondations d’extrême droite européennes un mois plus tard ont pourtant mis en évidence, au-delà de leurs divergences et de leurs influences électorales respectives, l’existence de coopérations entre extrême droites européennes, nord-américaine, israélienne et latino-américaines. Ces contacts n’ont, comme signalé supra, rien d’évident. Vox est reconnue par ses pairs comme membre d’une même famille politique, mais elle en est l’un des plus modestes. Vox a, qui plus est, un agenda largement centré sur l’anti-séparatisme, qui n’est pas un sujet de préoccupation pour le RN, Fratelli d’Italia ou LLA. Comment Vox, dans un tel contexte, a-t-elle pu convaincre ses « homologues » de travailler ensemble ?
Et ce d’autant plus, que bien avant Vox, quelques partis d’extrême droite à l’influence allant bien au-delà de leur espace national ont tenté de décloisonner leurs combats et de leur donner une dimension internationale. En particulier en Amériques où, à la fin du siècle dernier, l’exacerbation régionale de la guerre froide, puis dans les années 2000 des « cycles » électoraux gagnés par la gauche – la terminologie de cycle ayant été popularisée alors par les médias – avaient déstabilisé la géopolitique hémisphérique traditionnellement dominée par les États-Unis. Les droites radicales étatsuniennes ont les premières tenté de créer de l’institutionnel, « occidental » et radicalement conservateur, sur le continent américain, mais aussi au-delà. Après la guerre froide, plusieurs partis de la droite radicale, dans les démocraties européennes et américaines, ont conquis le pouvoir ou ont acquis une surface électorale importante.
Leurs nationalismes les détournaient par définition de toute tentative de coordination supranationale, tout comme le caractère centripète de leurs programmes. Quelques-unes de ces formations ont malgré tout proposé la création de lieux de convergence, faisant le pari d’une entente partagée contre un ennemi commun, « la gauche », ciblée comme communiste hier, ou plus souvent aujourd’hui socialiste. La montée en puissance de gouvernements progressistes avait été jugée plus que préoccupante par les droites radicales dans les années 2000. Analysée comme la conséquence des coopérations interpartisanes créées par les forces progressistes, comme le Forum de São Paulo4, la nécessité d’ententes permettant de faire face s’était imposée. La droite républicaine nord-américaine, le « bolsonarisme » brésilien et, aujourd’hui en Europe, le parti espagnol Vox ont successivement lancé des projets de coopération entre forces d’extrême droite. Une triangulation concrète Amérique du Nord-Amérique du Sud-Europe a pris corps. Cette capacité à organiser des réseaux transcontinentaux d’extrême droite en dépit des différentes programmatiques est un phénomène nouveau. Elle le doit beaucoup à l’action menée par le dernier venu sur ce terrain d’initiatives partagées, le parti espagnol Vox. Les Républicains d’Amérique du Nord avaient les premiers initié ce mouvement de coordination. Diverses plateformes ont été inventées par des gouvernements de droite radicale ayant accédé au pouvoir, ou avec leur concours, au Brésil, et en Argentine. Mais c’est d’Espagne, avec Vox, qu’est venue la coagulation motrice, et l’impulsion décisive, bien que la plus tardive, a en effet été donnée par ce parti d’extrême droite. Les invitations allemande et espagnole adressées au nouveau chef d’État argentin, le libertaire d’extrême droite Javier Milei, en mai et juin 2024, sont la traduction la plus récente de cette prise de conscience tactique.
Les pionniers, la Conférence d’action politique conservatrice nord-américaine
La CPAC (Conservative Political Action Conference) est la plus ancienne des internationales d’extrême droite. Elle a été officiellement créée en 1974, en contexte de guerre froide. Ronald Reagan y avait prononcé le discours d’ouverture lors de la conférence inaugurale. Elle regroupait et assemble toujours une centaine d’organisations nord-américaines – dont la puissante National Rifle Association –, coordonnées au sein de l’American Conservative Union. Sans surprise et comme les autres organisations de ce type, la CPAC a mobilisé ses adhérents depuis sa constitution en faveur des candidats républicains aux élections présidentielles les plus à droite. La CPAC soutient Donald Trump depuis 2011.
Les thématiques inscrites à l’ordre du jour des conférences sont en prise avec l’agenda électoral de la droite radicale des États-Unis : propositions de contre-mesures ciblant le féminisme, les transgenres, le militantisme anti-racial, la promotion du port d’armes, la défense de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux, la dénonciation de la crise migratoire, la sécurisation de la frontière avec le Mexique, et la critique des démocrates suspects de laxisme sur ces différentes questions.
Depuis 2019, la CPAC a pris diverses initiatives destinées à structurer autour d’elle et de son agenda un réseau international et interaméricain. Des événements ont été organisés par la CPAC dans les pays asiatiques amis des États-Unis et méfiants à l’égard de la Chine, au Japon en 2017 et en Corée du sud en 2019. En Europe, la Hongrie a été ciblée à partir de 2022. Diverses personnalités de la droite radicale européenne – la Française Marion Maréchal, le Britannique Nigel Farage, l’Espagnol Santiago Abascal (Vox) – ont été invitées à une ou plusieurs des CPAC organisées aux États-Unis.
D’autres Européens l’ont été en 2022 à une CPAC délocalisée au Mexique : les Espagnols de Vox, Santiago Abascal et Hermann Tertsch, les Français du Rassemblement national, Thierry Mariani et Jean-Lin Lacapelle. Des Latino-Américains ont participé à diverses CPAC aux États-Unis, l’Argentin Javier Milei, en 2022 et en 2024, le Chilien José Antonio Kast en 2022, le Brésilien Jair Bolsonaro en 2022, son fils Eduardo en 2020, le Salvadorien Nayib Bukele en 2024.
Des CPAC sont par ailleurs organisées en Amérique latine comme au Mexique depuis 2022 avec, cette année-là, plusieurs intervenants extérieurs (le Nord-Américain Steve Bannon, le Polonais Lech Wałęsa, Javier Milei, Eduardo Bolsonaro, et José Antonio Kast). Mais c’est au Brésil que la CPAC a réussi à mettre en place depuis 2019 le partenariat le plus durable. Diverses éditions de la CPAC y ont été organisées, notamment en 2021 et en 2022 (avec la présence de Javier Milei et José Antonio Kast). Mercedes Schlapp, chercheuse salariée de la Fondation de la CPAC, dans un entretien accordé à la chaîne de télévision Telemundo, a signalé que « se rapprocher de la communauté latine est une priorité » (pour les républicains conservateurs), car « nous savons que les Latinos sont naturellement conservateurs, gens de foi, de famille et patrie ». Les valeurs mises en évidence dans les CPAC « latines » sont religieuses (messe d’ouverture à la CPAC mexicaine de 2022), anticommunistes et anti-migrants.
Le « bolsonarisme », version brésilienne de l’union des droites radicales latino-américaines
L’extrême droite latino-américaine a, parallèlement et plus tardivement, posé les bases d’un vadémécum idéologique rassemblant diverses formations et personnalités hémisphériques. Le 27 juillet 2018, au Brésil, à Foz de Iguaçu, un forum réuni en soutien de la candidature présidentielle de Jair Bolsonaro adoptait un « manifeste conservateur libéral ». Cette déclaration était centrée sur la nécessité de contrer la force de gauche brésilienne la plus importante, le PT (Parti des travailleurs). « Nous avons en partage », affirme ce texte en introduction, « l’expérience incommunicable d’avoir survécu au régime politique le plus néfaste et indécent, corrompu et amoral de notre histoire, le régime Pétiste ». Le PT est décrit comme un parti fondé par « des syndicalistes criminels, des gens de la gauche universitaire frustrés par la défaite de sa lutte armée, et des curés communistes ». Suit ensuite une critique virulente du Forum de São Paulo, « signe de néoplasie de la maladie communiste de la révolution culturelle gramscienne qui avait pour but la prise de l’administration publique, celle des clefs ouvrant les coffres et les arsenaux, celle de la machinerie du Brésil et de tous les pays d’Amérique latine ». Ce phénomène présenté comme agressif, qualifié de « révolution culturelle silencieuse », « nous pénètre de tous côtés, […] dans nos maisons, nos écoles, nos universités et quartiers, dans les feuilletons du réseau Globo ». Il vise « à contrôler le Brésil, puis après la création du Forum de São Paulo, l’Amérique latine ». « Le Brésil a besoin en ce moment d’une gigantesque union idéologique, […] d’un seul discours en capacité d’unir les libéraux en économie et les conservateurs culturels, […] dans une Union conservatrice libérale [UCL]. ». L’UCL « doit proposer un combat sans trêve contre le Forum de São Paulo, […] ses aberrations psychiatriques défendant l’idée que les enfants doivent toucher des hommes nus exposés5 ».
Quelques mois plus tard, le 8 décembre 2018, un premier Sommet conservateur des Amériques se réunissait au même endroit, à l’initiative de la Fondation Indigo de Politicas Públicas, émanation du Parti social libéral (PSL), parti alors de Jair Bolsonaro, élu président le 30 octobre précédent. Ici encore, une déclaration finale, dite Lettre de Foz, a été adoptée, portant la marque d’Olavo de Carvalho, théoricien initial du bolsonarisme et ami de Steve Bannon. Cette Lettre énumère les objectifs partagés par les participants brésiliens et latino-américains.
En politique, « le renforcement de l’unité nationale, la défense de la famille, l’institutionnalisation du libéralisme économique, le renforcement des valeurs culturelles occidentales ; en économie, la captation d’investissements étrangers […] sur la base de la sécurité juridique […] de la débureaucratisation, […] la création de normes attractives pour l’investisseur étranger, […] la dérégulation des relations de travail , la privatisation d’entités étatiques stratégiques et non stratégiques, la mise au service du marché des agences régulatrices » ; pour la sécurité publique, « provoquer un choc par le recrutement de policiers et de personnels judiciaires, intégrer les bases de données des différentes forces de sécurité, accélérer les décisions de justice concernant les délits stratégiques, créer des emplois dans le système pénitencier » ; en matière culturelle, affirmer « les principes de Dieu, patrie, famille, propriété, la liberté individuelle et le droit à la légitime défense, encourager la participation de la famille et de la société dans l’éducation, encourager l’enseignement de l’art classique libéral, combattre l’activisme juridique, combattre la culture de la dictature verte, combattre la culture du banditisme et du victimisme ». En conclusion, les organisateurs souhaitent que « Dieu bénisse et libère le peuple des Amériques ». (…)
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