🇨🇴 « Si la police tire, tu filmes » : en Colombie, un journalisme autochtone au service des communautés (Nadège Mazars et William Gazeau / Basta !)


Face à la violence des groupes armés, à l’abandon de l’État et à la stigmatisation, des communautés autochtones colombiennes ont développé leurs propres canaux d’information. Un contre-journalisme qui nourrit leur identité sociale et politique.

©Nadège Mazars

La voix chaude et posée d’Edgar Marino est sans doute l’une des plus célèbres du Cauca, ce département du sud-ouest de la Colombie. Du lundi au dimanche, elle s’envole des cimes andines qui surplombent la commune de Puracé pour atteindre les collines d’El Tambo, 70 kilomètres à l’Ouest. Toute l’année, sur les ondes, elle apporte les nouvelles du jour : assemblées des conseils communautaires, accidents de la route, avancement des récoltes, faits et gestes des groupes armés, activité du volcan qui domine la vallée, etc.

Edgar Marino est un homme de radio chevronné. Il y a vingt-trois ans, il fondait la station indigène Renacer Kokonuko grâce à des fonds de coopération internationale du gouvernement espagnol. « Ils ont installé le matériel et nous ont formés. La console, les micros… C’était du matériel d’occasion, mais pour nous, c’était nouveau ! » raconte le journaliste, qui, enfant, se servait « d’un bâton devant la glace pour imiter les présentateurs ». Aujourd’hui, quatre journalistes, qu’il a lui-même formés, l’aident à gérer la station, en plus des reporters collaborateurs disséminés sur les dix communes couvertes par la fréquence.

Le logo de la radio Renacer Kokonuko, sur la façade de la maison qui abrite la station FM. © Nadege Mazars

Renacer Kokonuko est une des 756 radios communautaires répertoriées par le ministère colombien des Technologies, de l’Information et des Communications (MinTIC) sur l’ensemble du territoire national. Le Cauca en compte vingt-cinq, selon la même source. Et « même quand il n’y a pas de radio, chaque commune peut au moins compter sur une page Facebook qui relaie les informations de la localité », précise Juan Pablo Madrid, coordinateur de la Fondation pour la liberté de la presse (Flip), une ONG colombienne.

Situé à la croisée des routes andines et pacifiques, le Cauca est traversé par l’un des plus importants corridors de narcotrafic de Colombie. Ses collines verdoyantes sont le théâtre d’affrontements quotidiens entre militaires et groupes armés, en particulier un groupe dissident des FARC le front Dagoberto Ramos, des « guérilleros » qui n’ont pas signé l’accord de paix de 2016 ou ont repris les armes.

Le long des routes, des graffitis au ton plus « narco » que révolutionnaire rappellent aux automobilistes qui domine ces terres : « vidrios abajo o plomo » ; « vitres baissées ou du plomb » – pour faciliter l’identification des passagers. Les peuples indigènes, qui composent un quart de la population du Cauca, sont les principales victimes d’un conflit vieux de soixante ans.

Malgré la politique axée sur la paix et la négociation menée par le président colombien Gustavo Petro (à la tête d’une coalition de gauche), la situation dans le Cauca demeure critique : pendant les cinq premiers mois de 2025, dix-huit des 72 leaders sociaux assassinés en Colombie l’ont été dans le Cauca, ce qui représente le quart du total national de ces assassinats.

Portrait de John Miller Jalvin, au creux d'un vallon
« C’est elle qui m’avait dit : “si la police tire, tu filmes”… » John Miller Jalvin, journaliste dont la collègue Efigenia Vásquez a été tuée sous ses yeux par un policier. © Nadège Mazars

Dans ce contexte, développer leurs propres canaux de communication est vite devenu une question de survie pour les communautés. Affairé dans le studio flambant neuf de Radio Pa’Yumat – « Puis-je entrer chez vous ? » en langue nasa, la principale ethnie indigène du département – Alex Sécué se souvient du temps où la radio constituait le seul moyen d’informer les habitants des mouvements de la guérilla : « Il y a vingt ou trente ans, il n’y avait pas d’internet, pas de téléphone portable. Si tu te trouvais dans un hameau, tu n’avais que la radio pour savoir où se trouvait la guérilla. »

Aujourd’hui, les soubresauts quotidiens du conflit armé remplissent encore le temps d’antenne. « Hier, nous avons parlé des multiples attaques liées à l’anniversaire de la mort de Marulanda [ex-commandant en chef des Farc, ndlr]. Nous informons en temps réel sur les zones de combats, tout en contextualisant », explique l’animateur. « Avant, le problème c’était la guérilla, mais aussi la force publique [police anti-émeute, armée ou paramilitaires combattant la guérilla, ndlr], maintenant c’est surtout la guérilla », résume-t-il.

Lancée en 2001, Radio Pa’Yumat est devenue l’une des principales radios communautaires de la région. Elle fonctionne grâce au budget alloué chaque année par l’organisation qui la chapeaute, l’Acin, l’Association des conseils indigènes du nord du Cauca – une structure communautaire autonome, non liée à l’État colombien, mais dont l’autonomie est reconnue et garantie par la Constitution –, ainsi que des collaborations avec des entreprises du coin.

Devenu responsable de la station après y avoir fait ses armes en tant que stagiaire, Alex Sécué présente les émissions du matin, où s’enchaînent reportages, interviews de leaders sociaux, programmation musicale et même une émission en langue autochtone nasa. La radio n’est pourtant qu’une des diverses composantes du « tissu » de l’Acin : le service gère aussi une page web et un pôle vidéo. Une dizaine de personnes y travaille à temps plein. (…)

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