Colombie : une nuit sans fin ? (Anne Vereecken / CETRI)


Depuis le 28 avril dernier qui a marqué le début d’une mobilisation massive contre un projet de réforme fiscale, il devient de plus en plus évident que la Colombie est en train de vivre une période historique. La mobilisation, majoritairement pacifique et festive, a été très durement réprimée par les forces de police et l’armée. Les derniers bilans donnent la nausée tant le nombre de morts, de blessés par balles, de personnes disparues, violées ou éborgnées est élevé. Et cela même si l’on s’en tient aux chiffres officiels très certainement sous-évalués.

« Paro nacional » : grève et manifestation nationale contre la réforme fiscale, 1er mai 2021, Medellin. Photo : Oxi.Ap de Medellín

Pourtant, l’indifférence est quasi-générale. Mais que se passe-t-il donc en Colombie ? Au-delà des caricatures et des clichés, que sait-on de la réalité colombienne en Europe ? Bien peu de choses finalement. La complexité et la longueur exceptionnelle du conflit dans lequel la Colombie s’enlise expliquent très certainement cette méconnaissance. L’éloignement également sans aucun doute.

Un paradis ?

Loin de l’uniformisation caricaturale, la Colombie est un territoire multiple, divers et d’une richesse exceptionnelle. Cette diversité et cette richesse se traduisent à plusieurs niveaux : une multiplicité de paysages, une biodiversité unique au monde, une population très métissée mais aussi une abondance presque inégalée de ressources naturelles.

Deux côtés océaniques, trois cordillères, des glaciers, des forêts, des déserts, des landes, la Colombie est considérée comme le pays abritant le plus d’espèces animales et végétales par kilomètre carré. La Colombie, c’est aussi une mosaïque de peuples. Dans ce territoire se côtoient 102 peuples indigènes, les descendants des colons espagnols, ceux des esclaves africains et les héritiers de l’immigration du XXe siècle venue d’Europe et du Moyen-Orient.

La Colombie est donc un pays riche, mais pas uniquement au niveau écologique et culturel. La variété des climats et des reliefs du pays permet d’y cultiver pratiquement tout ! Le pays est ainsi l’un des 5 plus grands producteurs au monde de de café, d’avocats et d’huile de palme. C’est aussi le deuxième exportateur mondial de fleurs après la Hollande. Et on y cultive aussi, bien entendu, la coca. Malgré les plans gouvernementaux successifs de lutte contre le narco-trafic largement financés par les États-Unis, la Colombie reste encore aujourd’hui le plus gros exportateur de cocaïne au monde.

La Colombie est également un partenaire commercial incontournable puisque le pays possède les plus grandes réserves de charbon d’Amérique latine et le deuxième plus grand potentiel hydroélectrique du continent, après le Brésil. Le sous-sol colombien recèle également des quantités importantes de nickel, d’or, d’argent, de platine et d’émeraudes, ainsi que d’importantes réserves de pétrole et de gaz naturel, entre autres.

L’envers de cette « carte postale » est malheureusement bien sombre. La richesse de la terre aiguise les appétits, la manne financière des trafics de drogue attirent les cartels, l’exploitation des richesses naturelles a, comme ailleurs, des répercussions violentes sur l’environnement et les populations. Le conflit colombien pourrait d’ailleurs aujourd’hui se résumer en un conflit visant au contrôle des terres cultivables, des multiples activités minières et, bien sûr, de celui du très lucratif commerce de la cocaïne.

Un conflit sans fin

La plupart des commentateurs du conflit colombien situent son point de départ au début des années 1960, à l’époque de la création des mouvements de guérillas révolutionnaires toujours actifs aujourd’hui. C’est oublier les trois décennies précédentes, marquées elles aussi par la violence. Il serait plus exact de considérer que la Colombie vit au rythme des affrontements depuis près d’un siècle, ce qui fait de ce conflit interne le plus long de toute l’histoire contemporaine.

La Colombie est donc un pays en guerre civile, une guerre qui trouve son origine dans les luttes paysannes dans les années 1960 et qui s’est transformée au cours des années 80 avec la consolidation du pouvoir économique et territorial des narcotrafiquants et des paramilitaires. C’est un conflit armé interne, mais il est fortement influencé par la guerre contre la drogue et le terrorisme menée par les États-Unis.

Si les motivations des acteurs ont évolué au cours du temps, il est toutefois possible de les rassembler en trois groupes : guérillas, paramilitaires et armée régulière. Tous coupables des pires exactions. Mais c’est l’alliance entre les paramilitaires et l’armée régulière qui est responsable du plus grand nombre de victimes. Pour le dire autrement : la guerre menée par l’oligarchie au pouvoir alliée aux paramilitaires pour accaparer les terres et les ressources a fait des dizaines de milliers de morts.
`
Les chiffres donnent rarement la pleine mesure de la tragédie et de l’horreur. Dans le cas de la Colombie, ils sont choquants par leur énormité : dans un pays de 50 millions d’habitants, près de 9 millions de personnes sont officiellement reconnues comme étant des victimes du conflit armé ! Et ce sont les civils, les communautés rurales, indigènes et afro-colombiennes qui sont les premières victimes de cette violence sans fin. La violence des combats et la terreur ont fait des millions de déplacés. Le pays compte ainsi le plus grand nombre de personnes déplacées à l’intérieur de ses frontières au monde : plus de 8 millions de personnes.

L’espoir d’une paix durable semblait pourtant à nouveau renaître après la signature des Accords de La Havane en 2016 entre le gouvernement du président Juan Santos et la guérilla des Forces Armées Révolutionnaires (FARC-EP). Depuis l’élection du président Iván Duque il y a trois ans, force est de constater que le conflit n’a en rien perdu de sa vigueur.

La terreur au quotidien

La signature des accords de paix avait été saluée mondialement, le président Juan Manuel Santos avait obtenu le Prix Nobel de la Paix, l’espoir au sein des populations civiles les plus durement touchées par le conflit était immense. Mais il a été rapidement refroidi. Le referendum auquel les Accords de paix ont été soumis en 2016 trahissait déjà la profonde division de la société colombienne. Le président Iván Duque, dauphin de l’ex-président Alvaro Uribe, s’est d’ailleurs fait élire en 2018 sur un programme qui faisait la part belle à une critique des Accords de paix et à la promesse qu’ils n’allaient pas être appliqués.

Et, sur ce plan au moins, il a tenu ses promesses. En Colombie, aujourd’hui, on assassine impunément les combattants des FARC démobilisés. Près de 300 depuis la fin 2016. Faire valoir ses droits ou ceux de sa communauté revient depuis des décennies à signer son arrêt de mort. Plus de 1000 dirigeants sociaux et défenseurs des droits de l’homme ont été assassinés depuis la signature de l’accord de paix : Indigènes, afro-colombiens, paysans, membres de la communauté LGBT, défenseurs de l’environnement, syndicalistes…Ces assassinats (dits « sélectifs » ), outre qu’ils font taire à jamais les victimes, ont également pour fonction de terroriser les communautés et de les dissuader à s’obstiner dans leurs revendications. Les massacres, que le pouvoir a rebaptisé pudiquement « homicides collectifs », remplissent la même fonction d’avertissement. On en déplore déjà près de 60 rien qu’en 2021.

Dans les campagnes, les civils sont pris en tenailles dans les combats opposant l’armée aux groupes rebelles. Des régions entières, laissées vacantes par les FARC, sont abandonnées par l’État et le théâtre de violents affrontements entre les paramilitaires, les guérillas et les cartels qui aspirent tous au contrôle des cultures et des voies d’accès pour le commerce de la cocaïne. Les communautés prises en étau, majoritairement indigènes et afro-colombiennes, n’ont pas d’autre choix que de fuir pour sauver tout ce qui leur reste : leur vie. Rien que cette année, selon des sources officielles, on dénombre près de 50.000 déplacés. Qui viennent grossir les rangs des millions de Colombiens et de Colombiennes déplacés par la violence.

Malgré le peu de volonté du gouvernement actuel, les institutions chargées de mettre en oeuvre l’Accord de paix de 2016 continuent leur long travail. La juridiction spéciale pour la paix (JEP), l’Unité de recherche des personnes disparues et la Commission de la vérité font des révélations douloureuses : on découvre des fosses communes, des fours crématoires, des centres de torture. On découvre le scandale des « faux-positifs », un mot valise qui a bien du mal à estomper l’horreur : au moins 6.402 innocents ont été assassinés et déguisés en guérilleros pour faire gonfler les statistiques de l’armée. Les confessions et les témoignages des bourreaux et des victimes révèlent aussi l’ampleur de la barbarie : le recrutement d’enfants, le modus operandi des assassinats, les techniques employées pour faire disparaître les corps, la violence sexuelle comme arme de guerre….mais aussi les liens entre le pouvoir et les paramilitaires, la corruption et l’infiltration des narcotrafiquants dans les sphères militaires, économiques et politiques.

La société colombienne vit donc au rythme d’un conflit qui perdure et des révélations sur son passé récent. Depuis fin 2019, la population mobilisée exige l’application de l’Accord de paix signé à La Havane. Mais les manifestants revendiquent également plus de justice sociale dans une société profondément inégalitaire et raciste.

La violence est sociale

Le conflit social à l’origine de l’insurrection armée des années 60 est loin d’avoir disparu. La concentration de la terre est un facteur fondamental dans la dynamique du conflit et de la pauvreté dans les campagnes. En Colombie, pays le plus inégalitaire d’Amérique du Sud, les inégalités sont criantes, la concentration des richesses révoltante, la manne financière des richesses naturelles peu ou pas redistribuée.

Selon la Banque Mondiale, les disparités économiques en Colombie sont égales à celles qui prévalaient en 1938 : 22 millions de Colombiens vivent dans la pauvreté, 7 millions dans la misère. La pandémie n’est pas à l’origine de l’appauvrissement de larges pans de la société colombienne, elle n’a fait qu’aggraver le phénomène.

La Colombie est aussi un pays raciste où les populations noires et indigènes sont communément méprisées par l’élite blanche au pouvoir. Depuis l’adoption de la constitution de 1991, la Colombie se reconnaît pourtant comme une nation pluri-ethnique et multiculturelle, mais le racisme est structurel et systémique. Et il renforce encore la marginalisation et l’exclusion de ces populations qui sont déjà les plus défavorisées et les plus touchées par le conflit.

En 1985, le pays a par ailleurs mis en place un système de classification socio-économique original : les estratos. Créés à l’origine pour garantir l’accès à l’eau, à l’électricité et au gaz de tous les Colombiens, la ségrégation sociale officialisée par ce système est aujourd’hui évidente. Si les personnes les plus démunies se voient effectivement octroyer une série de bénéfices, le système a des effets pervers : il permet d’identifier instantanément le niveau socio-économique d’une personne mais aussi son profil culturel et/ou politique. Dans un pays aussi classiste que la Colombie, il est donc aussi source de discriminations et de stigmatisations.

Les sentiments d’injustice et de colère provoqués par cette violence sociale sont encore renforcés par le fait que le pays est rongé par le fléau de la corruption qui touche tous les niveaux de pouvoirs. En Colombie, les élites sont éclaboussées par des scandales à répétition. C’est aussi un pays dans lequel le clientélisme est la règle. Le gouvernement actuel a su ainsi mettre des proches à tous les postes clés, y compris au sein des institutions crées pour contrôler ses actions annulant ainsi toute fonction de contrôle réel et réduisant à néant tout espoir de justice. L’impunité est presque totale pour les élites corrompues et les bourreaux.

Et dans cet État néolibéral et sécuritaire, dans ce pays qui investit plus dans l’armée que dans l’éducation, la santé et la justice, les manifestations actuelles révèlent un mécontentement encore amplifié par le conflit armé et la crise sanitaire.

Une mobilisation historique

Les mobilisations récentes en Colombie s’inscrivent dans la continuité de celles qui ont eu lieu à la fin de 2019 et début 2020. Dans le sillage des soulèvements au Liban, au Chili, à Hong Kong, en Équateur, la population colombienne s’est mobilisée en masse : les manifestants protestaient déjà contre la remise en cause du processus de paix par le gouvernement de Iván Duque et contre l’ampleur des inégalités sociales dans le pays. La pandémie avait temporairement marqué le coup d’arrêt de cet élan de mobilisation mais il ne manquait qu’une étincelle pour faire à nouveau exploser le mécontentement populaire. Et c’est un projet de réforme fiscale qui est venu catalyser la grogne. Un projet fiscal régressif qui visait à taxer toute une série de biens et de services essentiels : l’eau, l’électricité, le gaz naturel, l’essence et les produits de base comme la farine, les céréales, les pâtes, le sel, le lait et le café. Dans ce pays dévasté, divisé, meurtri, dans ce pays dont les espoirs de paix avaient été déçus, dans lequel la pandémie était encore venu accroître les inégalités sociales et la pauvreté extrême, cette réforme a été perçue par beaucoup comme une gifle, une provocation. (…)

(…) Lire la suite de l’article ici
Article publié à l’origine sur la Revue nouvelle