Adoptions forcées au Chili, mères et enfants à la recherche de la vérité (reportage de Justine Fontaine / RFI)
Entre les années 1960 et les années 1990, plus de vingt mille enfants chiliens ont été adoptés et emmenés à l’étranger par des familles françaises, italiennes, américaines, belges ou encore canadiennes. Des adoptions encouragées par la dictature du général Pinochet. Mais des années après, des voix ont commencé à s’élever au Chili : plusieurs milliers de mères biologiques n’avaient en fait jamais accepté que leurs bébés soient donnés en adoption. RFI est allé à la rencontre de ces femmes au Chili, mais aussi d’enfants adoptés en France, qui recherchent leurs origines.
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À 1 200 kilomètres au sud de Santiago, sur l’île de Chiloé, Ruth Huisca remet du bois dans le poêle qui réchauffe la pièce principale, en plein hiver austral. Cette employée de maison, âgée d’une cinquantaine d’années, nous reçoit dans une maison rouge à l’architecture typique de l’île, avec sa façade recouverte de bardeaux de bois.
Au milieu des années 1980, Ruth vit et travaille à Osorno, dans le sud du pays. Elle tombe enceinte de son petit-ami quand elle a 17 ans, et lui en a 16. Il part dans une autre ville, et Ruth accouche seule d’une petite fille à l’hôpital d’Osorno. Mais elle n’ose pas retourner chez elle, à la campagne. « À l’époque, je n’aurais pas pu revenir chez mes grands-parents avec un bébé. Ils m’auraient mise dehors, ils m’auraient collé une raclée. Alors j’ai eu peur de leur dire que j’étais enceinte. Et j’ai cherché une pension pour ma fille, je l’ai confiée à une dame en qui j’avais confiance. »
Les premiers mois, Ruth voit son bébé tous les jours, et travaille en même temps dans un bar. Mais les clients se font rares, et elle trouve un emploi mieux payé sur l’île de Chiloé à 200 kilomètres de là. Sa fille, Claudia, reste en pension auprès de la même personne, une ancienne collègue de travail. « Je lui donnais 5 mille pesos par mois, c’était une somme importante à l’époque. Mais je suis tombée malade, et pendant six mois j’étais alitée. Je n’ai jamais su exactement ce que j’avais. Et je n’ai pas pu envoyer d’argent à ce moment-là. Alors cette dame m’a dénoncée », raconte Ruth autour d’un café et de biscuits, pendant que la pluie se met à tomber dehors.
Ruth est convoquée au tribunal, accusée d’avoir abandonné sa fille. À ce moment-là, elle ne sait quasiment pas lire, car elle a quitté l’école à 12 ans. Elle ne comprend pas les documents qu’on lui présente. « L’assistante sociale ici m’a dit que j’étais jeune, qu’un jour j’allais me marier et avoir beaucoup d’enfants et que je ne m’inquiète pas. Et qu’il fallait que je signe. Je lui ai demandé si j’allais pouvoir revoir ma fille, elle m’a dit que oui. Elle m’a assurée que si je ne signais pas, j’allais être arrêtée. J’ai eu peur d’aller en prison. Et j’ai fini par signer. »
Elle réalise ensuite que ces documents étaient des papiers pour donner Claudia en adoption. Et malgré des recherches auprès du commissariat, Ruth n’a jamais retrouvé sa fille.
C’est seulement il y a quelques années, qu’elle s’est rendue compte qu’elle n’était pas la seule à avoir vécu une histoire similaire.
« Je l’ai entendue pleurer. Ensuite, je ne l’ai plus jamais vue »
De retour à Santiago, Aída Cáceres nous reçoit dans une petite maison, dans la commune de Padre Hurtado. Avant de s’installer dans la capitale, elle aussi vivait dans le sud du Chili. Elle a perdu la trace de son deuxième enfant juste après avoir accouché à l’hôpital de Coronel, à 500 kilomètres de la capitale.
« À 21 ans, je suis tombée enceinte d’une petite fille. Je suis arrivée à l’hôpital avec des complications. Ma fille est née, et je me souviens très bien que l’infirmière a dit ” Regarde comme ta fille est belle “. C’est tout ce dont je me souviens. Je l’ai entendue pleurer. Et ensuite, je ne l’ai plus jamais vue. », raconte-t-elle.
Une soignante lui dit que sa fille est morte. Mais Aída n’arrive pas à y croire, et elle cherche à en avoir le cœur net. Nous sommes alors en 1986. « Je l’ai cherchée dans l’hôpital de Coronel, mais elle n’était pas là. J’ai demandé ce qui lui était arrivé, posé plein de questions. Jusqu’à ce que je trouve cette infirmière. Et elle m’a dit : ” Ta fille n’est pas morte. Elle a été envoyée dans un foyer pour mineurs”. Ils ont dit que je l’avais abandonnée ! Mais je n’ai jamais été devant le tribunal, je n’ai jamais signé de documents d’adoption, jamais. »
Aída a cherché sa fille pendant des années, sans succès. Mais il y a trois ans, elle reçoit des messages sur Facebook, depuis la France. « Est-ce que tu es ma mère ? ». « Cette question-là, je ne l’oublierai jamais. »
Depuis, elle prend régulièrement des nouvelles de sa fille, malgré la barrière de la langue. Marie, c’est son nom actuel, lui envoie bientôt une copie de son dossier d’adoption.
« Voilà, ça c’est son passeport… », dit-elle en feuilletant le dossier, qu’elle a imprimé et garde précieusement. Elle s’attarde sur la photo d’identité de sa fille : « C’était encore un bébé… ! », soupire-t-elle.
Et elle s’étonne sur la rapidité avec laquelle sa fille a été adoptée. « Car elle est née le 21 septembre, et le 17 décembre de la même année, elle était déjà en train de quitter le Chili, avec une décision de justice disant qu’un couple français venait la chercher. Et puis dans le rapport, il est écrit que je vivais à la rue, et que j’étais alcoolique. Alors que je n’ai jamais bu une goutte d’alcool ! Et j’ai toujours été assez casanière, toujours eu un toit. »
Des centaines de plaintes déposées
Au Chili, plus de 700 plaintes ont été déposées ces dernières années pour des adoptions forcées, qui ont eu lieu principalement pendant la période de la dictature de Pinochet, entre 1973 et 1990. Mais la police judiciaire chilienne et les associations de victimes estiment que depuis les années 1960, plus de 20 mille enfants chiliens pourraient avoir été adoptés de manière irrégulière. L’une des ces associations s’appelle « Hijos y madres del silencio », (« Enfants et mères du silence »). Marisol Rodriguez, qui est à la recherche de sa grande sœur, est la porte-parole de cette ONG créée en 2014 pour aider des mamans à retrouver leurs enfants.
« Nous sommes environ 12 mille personnes, dans un groupe Facebook privé. Nous faisons tout en ligne. Pour aider les mères et leur famille dans leurs recherches, nous leur demandons de faire un test ADN car elles n’ont pas vraiment d’autre moyen de trouver leurs proches. Les enfants adoptés à l’étranger, par contre, ont souvent des documents, le nom d’une ville, un nom de famille… On fait les recherches avec eux mais on leur suggère aussi de faire un test ADN pour être sûrs, car les papiers qu’ils ont sont souvent faux. Malheureusement, seules 250 recherches ont abouti pour l’instant. », affirme Marisol Rodriguez.
Les femmes victimes de ces adoptions forcées étaient principalement pauvres, jeunes, célibataires, et parfois issues des peuples autochtones du Chili, notamment le peuple mapuche. Certaines étaient illettrées.
L’association a identifié une série de personnes et d’institutions dont les noms reviennent dans les dossiers d’adoptions forcées. « Des religieuses et des prêtres étaient impliqués, très souvent des assistantes sociales aussi. Des avocats, des juges… Des hôtels… Il y avait tout un réseau, assure Sol Rodriguez, co-fondatrice de l’association. Et il s’agissait aussi de faire croire aux parents adoptifs qu’ils étaient en train de faire quelque chose de bien. Pas qu’ils étaient venus chercher un enfant qui avait disparu de l’hôpital. » (…)
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