L’Amérique latine et le Brésil dans l’ombre du virus (Édito / IHEAL)
Depuis le milieu du mois de mai 2020, la région latino-américaine et caribéenne fait figure de nouvel épicentre de l’épidémie de Covid-19. Le 29 de ce mois-là, elle totalisait plus de 884 000 individus touchés par le virus (selon les données compilées par l’Université Johns Hopkins) et plus de 100 000 nouveaux cas y sont désormais recensés quotidiennement.
Principal foyer de la crise sanitaire au sud des États-Unis, le Brésil (209 millions d’habitants) a désormais dépassé les 438 000 infections et se trouve sur le point de franchir la barre des 30 000 décès. Le Pérou (32 millions d’habitants) est le second pays le plus touché avec quelque 100 000 cas, suivi par le Mexique (126 millions d’habitants) où les estimations font état de 84 000 cas – dont 3 377 nouvelles infections pour la seule journée du 28 mai.
Indépendamment de l’hypothèse selon laquelle certains gouvernements sous-estimeraient volontairement le nombre de victimes, ces chiffres ne signifient cependant pas grand-chose dans une région où les États sont historiquement faibles, peinent parfois encore à recenser précisément leur population, ne disposent pas toujours de l’ingénierie administrative nécessaire à une appréhension statistique fine des sociétés et, plus conjoncturellement, manquent souvent de tests pour mesurer l’impact réel du nouveau coronavirus. Sans doute, finalement, quelques images ayant fait le tour du monde parlent-elles mieux que les chiffres de ce qui se joue aujourd’hui au sud du Rio Bravo : celles des corps jonchant la ville de Guayaquil, en Équateur, dès le début du mois d’avril ; celles de migrants vénézuéliens réfugiés au Pérou qui, en échange de quelques pièces qui leur permettront peut-être de manger le soir, récupèrent les corps de victimes décédées à domicile dans la banlieue de Lima ; ou encore celles des fosses communes qu’un funeste ballet de pelleteuses creuse à la hâte dans le cimetière Parque Taruma de Manaus, au Brésil.
Sans sombrer dans le sensationnalisme catastrophiste qui sied si bien à notre époque médiatique, force est de constater que de nombreuses données structurelles laissent présager non seulement un bilan humain important, mais surtout une séquence de crise économique, sociale et politique susceptible de ruiner les derniers espoirs de progrès social nés entre le début des années 2000 et le milieu des années 2010. Car la crise sanitaire joue à la fois comme un miroir grossissant et comme un catalyseur des maux et des fragilités qui caractérisent la région la plus inégalitaire du monde.
Face à ce sombre panorama, médias internationaux et analystes scrutent en particulier, dans un mélange d’effroi, de consternation et d’incrédulité, les gesticulations et rodomontades du président brésilien, Jair Bolsonaro. Ce dernier continue de traiter avec une désinvolture mortifère la crise sanitaire frappant son pays, tandis que la crise politique gagne du terrain et que plane la menace d’un basculement vers un régime autoritaire. Dans cette configuration, le géant latino-américain semble une fois de plus nourrir le mythe de son exceptionnalité dans la région – un mythe qu’il convient toutefois de relativiser puisque, à bien des égards, la trajectoire brésilienne depuis le milieu des années 2010 s’insère pleinement au sein de dynamiques que l’on peut observer dans le reste de l’Amérique latine au cours de la même période.
Un contexte régional de crise(s)
L’Amérique latine aborde la pandémie de Covid-19 dans un contexte sanitaire particulièrement précaire. Avec 14,8 médecins et 35 lits d’hôpital pour 10 000 habitants selon les données construites par le Programme des Nations Unies pour le Développement en 2019, la région se situe loin derrière les taux d’encadrement médical affichés par l’OCDE (28,9 médecins et 50 lits) ou la France (32,3 médecins et 65 lits). Tous les pays ne sont évidemment pas logés à la même enseigne. On observe ainsi un contraste marqué entre l’Uruguay, qui a jeté les bases d’un État social dès le début du XXe siècle sous les présidences de José Battle y Ordoñez et compte actuellement 50,5 médecins pour 10 000 habitants, et le Guatemala où l’on n’en recense que 3,6. Le choix du Costa Rica de transférer l’intégralité de ses dépenses militaires en direction de la santé et de l’éducation, à la fin des années 1940, a transformé le rapport anthropologique de toute la population à la médecine. Au Chili, en revanche, le sous-investissement dans l’hôpital public exclut de prestations médicales décentes non seulement les plus pauvres, mais aussi une part importante des classes moyennes. Par ailleurs, dans de nombreux pays, ces données globales masquent d’importantes différences entre un réseau hospitalier public souvent déficient, sous-doté en ressources humaines et en matériel, et des cliniques privées performantes mais seulement accessibles aux classes les plus aisées de la population. De fortes disparités territoriales existent enfin à l’échelle de chaque espace national : la situation est patente dans les espaces amazoniens du Brésil, de la Colombie, de l’Équateur ou du Pérou, longtemps marginalisés dans les processus de construction nationale et souffrant d’un déficit chronique d’équipement que la crise actuelle fait ressentir de manière évidente. De tout cela, il résulte que les privations en matière de santé occupent souvent la première place dans l’évaluation de la pauvreté multidimensionnelle telle que la propose le Programme des Nations unies pour le développement : c’est le cas au Brésil où cet indicateur, en 2019, représente 49,8% (contre 22,9% pour les privations en matière éducative et 27,3 % pour les privations en termes de niveau de vie). (…)
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- Antoine ACKER (historien, Université de Zürich)
- Olivier COMPAGNON (historien, IHEAL/CREDA)
- Juliette DUMONT (historienne, IHEAL/CREDA)
- Mélanie TOULHOAT (historienne, IHEAL/CREDA)
pour l’Association pour la Recherche sur le Brésil en Europe et le Réseau Européen pour la Démocratie au Brésil – RED.br