Argentine : avancer sans reculer… (Pierre Salama, Contretemps)
Dans cet article, l’économiste Pierre Salama propose un bilan des échecs de la politique économique imposée par Mauricio Macri, qui a fait exploser les inégalités et la pauvreté, avant sa défaite lors de l’élection présidentielle d’octobre 2019. Mais il réinsère surtout cette politique dans un contexte historique plus large de marginalisation de l’économie argentine et avance une série d’hypothèses explicatives.
La crise débute au milieu de l’année 2018, brutalement. Au cours du premier trimestre 2018, la croissance est de 4.1%, mais au second trimestre, elle chute à -3.8%, la sécheresse expliquant en partie cette chute, puis au troisième trimestre à -3.7% et au quatrième trimestre à -6.2% et au premier trimestre de 2019 à -5.7% selon les données officielles de l’INDEC (Geres, juin 2019). Aussi, les prévisions, -1.2% en 2019, faites par la Banque Mondiale (Juin 2019) parassent bien optimistes. La crise dans l’industrie (-8.6% entre avril 2018 et avril 2019, selon CEU-UIA, n°5) et dans les services étant, dès le troisième trimestre, responsables de la chute de la croissance du PIB. Baisse prononcée des salaires, des emplois formels et informels, augmentation du chômage provenant non seulement des premiers effets de la crise mais également de la politique d’austérité décidée pour retrouver la confiance des marchés internationaux, dépriment fortement la demande intérieure, accentuent la crise ouverte en Avril 2018 et ce d’autant plus que l’Argentine est globalement une des économies les plus fermées d’Amérique latine.
Le taux d’inflation est très élevé : 56% de juin 2018 à juin 2019 et même si le taux mensuel fléchit légèrement en juin 2019, 3.4%, le taux d’inflation au cours du premier trimestre 2019 est de 15.6 points supérieur à celui du premier trimestre 2018, à la veille de la crise. Si on prend l’indice 100 pour 2012, l’indice de l’inflation en dollar passe à 110 en mai 2017, à 60 en Aout 2018 grâce à la très forte dévaluation, et s’élève à 74.7 en avril 2019. Une crise prononcée, une inflation élevée qui s’accentue avec la crise, une politique économique erronée suivie par la nouvelle présidence pour tenter de sortir du piège de la stagflation, accroissent les inégalités, augmentent la pauvreté, peinent à faire revenir la confiance des investisseurs.
L’Argentine dévisse depuis plusieurs décennies. Elle alterne des taux de croissance élevés et des crises profondes, au final sa croissance sur longue période est très faible. Aussi, on ne peut pas comprendre la crise actuelle si on ne la resitue pas dans ce contexte de forte volatilité de la croissance et de tendance à la stagnation. Seules des mesures rompant avec celles décidées dans le passé peuvent créer les conditions pour un développement durable.
Quelques statistiques sur l’ampleur de la crise depuis la présidence Macri (décembre 2015…)
Les quelques données que nous allons présenter sont instructives et significatives. Elles sont révélatrices de l’ampleur de la crise. L’articulation entre elles leur donne du sens. Donnons quelques exemples. Dans le contexte actuel, la déprécation prononcée du taux de change accentue la hausse des prix. Le pic inflationniste diminue le pouvoir d’achat et, accompagné d’une politique monétaire et d’un politique budgétaire restrictives provoquent une dépression du niveau d’activité. La dépréciation favorise un ralentissement des importations devenues plus chères. Elle favorise également l’essor des exportations de produits manufacturés. Il n’est pas immédiat, son ampleur et le moment à partir duquel il devient effectif dépend de l’état de délitement du tissu industriel et de la dynamique de la demande mondiale. Le premier souffre des effets de la désindustrialisation. La seconde d’un ralentissement de la croissance mondiale, de l’essor du protectionnisme et des cours de matières premières de plus en plus fluctuants.
Le solde de la balance des comptes courants atteint fin 2017 -4,8% du PIB. Il était à l’équilibre en 2012. Le solde de la balance des produits manufacturiers, d’origine agricole et industrielle, devient négatif dès 2007. Le solde positif de la balance des exportations de produits primaires compense de moins en moins ce déficit. Dès 2015, le solde de la balance commerciale renoue avec les déséquilibres.
Le taux de change a été fortement dévalué par le président Macri lors de son accès au pouvoir. Il s’est de nouveau apprécié ensuite puis beaucoup déprécié depuis avril 2018. Selon l’OCDE, pour un indice 100 en janvier 2010, le taux de change réel effectif[1] se situe à l’indice 111.15 en novembre 2015 (appréciation), puis à l’indice 75.72 en juin 2018 et à l’indice 64.51 en janvier 2019 (dépréciation) La faiblesse des réserves en devises, le solde négatif de la balance commerciale (-8.3 milliards de dollars en 2017 et -3.8 milliards de dollars en 2018), la faiblesse des entrées de capitaux autres que celles provenant du FMI, l’ampleur des fuites de capitaux[2] expliquent en partie l’incapacité pour le gouvernement de s’opposer à ces dépréciations.
Alors que l’objectif officiel était de réduire l’inflation à 25%, elle s’est élevée à 41% en 2016 et s’est stabilisée à ce niveau en 2017, 24,8%, au-delà cependant de l’objectif fixé entre 13% et 17%. Avec la forte dépréciation du taux de change en 2018, la hausse des prix s’est accélérée et devrait se situer autour de 50% en 2019, malgré une légère baisse du taux d’inflation mensuel au premier trimestre. Sauf à la marge et dans des circonstances exceptionnelles, l’inflation ne vient ni d’un excès de demande et/ou d’offre de monnaie. Elle ne vient pas non plus d’une méga dévaluation, encore que celle-ci puisse avoir des effets temporaires (une pointe inflationniste), ou bien de comportements oligopolistiques, bien que ceux-ci jouent. Elle n’est pas la conséquence de conflits distributifs. Ceux-ci favorisent son inertie de l’inflation à un niveau élevé (Frenkel R., 2017). Fondamentalement l’inflation a pour origine l’incapacité des gouvernements successifs à promouvoir une politique pro-industrielle et à favoriser une mutation schumpétérienne des comportements des investisseurs argentins (…)
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