Argentine : le féminisme est une manière de voir la vie, de la construire et de la traverser (interview de Lucila Puyol par Sergio Ferrari / CADTM)


Les femmes et les mouvements féministes ont rythmé la plupart des principales mobilisations sociales de ces dernières années, dans une grande partie de l’Amérique latine. Un rôle prépondérant, un dévouement sans limite, une force libératrice, ainsi peut-on résumer la démarche de Lucila Puyol, membre depuis sa création du groupe argentin H.I.J.O.S. (Hijos e Hijas por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio).

Lucila Puyol (photo Facebook)

Madame Puyol est la fille de deux militant·es des années 1970. Son père est porté disparu depuis décembre 1976 – au plus fort de la dictature militaire – et sa mère a été prisonnière politique pendant près de six ans, entre 1975 et 1980. Elle se définit comme féministe, militante des droits humains et du genre. Elle est également avocate dans des affaires où des crimes contre l’humanité sont jugés. Depuis décembre 2019 – avec l’arrivée du gouvernement d’Alberto Fernández -, elle est secrétaire des Droits humains et de la diversité, dans la province de Santa Fe, Argentine. Interview.

En Argentine, le mouvement féministe a appelé à des mobilisations massives pour soutenir l’approbation de la loi sur l’avortement. Quel est précisément ce mouvement ?

Lucila Puyol (LP) : Les Rencontres nationales des femmes (ENM), la Campagne nationale pour le droit à l’avortement légal, sûr et gratuit, ainsi que le Mouvement Ni Una Menos sont la preuve que, dans mon pays, les femmes ont de l’imagination. Nous savons ce que nous voulons et avons une vision stratégique. L’ENM est peut-être une expérience unique au monde. La première rencontre s’est tenue à Buenos Aires en 1986 et, depuis, 35 réunions ont eu lieu.

Au cours de ces années, il est intéressant de noter que toutes les réformes législatives qui se réfèrent aux femmes sont nées de ces réunions. Entre autres : le divorce, le partage de l’autorité parentale, le premier atelier sur la contraception et l’avortement, la lutte pour la visibilité de la violence envers les femmes, l’émergence de la Campagne nationale pour le droit à l’avortement.

Quant à notre vision, le féminisme dans notre pays est un mouvement profondément politique (bien que non partisan), puissant, avec une position claire en faveur des droits humains.


En Argentine, comme dans bien d’autres pays, existe-t-il différentes conceptions du féminisme ?

LP : C’est vrai, il n’y a pas qu’un seul féminisme. Avec des milliers d’autres femmes, nous le comprenons comme un féminisme populaire. C’est-à-dire anticapitaliste, anti-impérialiste, antiraciste et profondément anti-patriarcal. Nous nous définissons comme un mouvement féministe de femmes, de lesbiennes, de travesties et de transsexuelles. Par conséquent, un autre défi est la rupture du binarisme et la remise en question de l’hétéronormativité imposée.

Notre principal défi est d’abolir le patriarcat : un système politique, culturel et économique qui a assujetti les femmes, les dissident·es et tous les secteurs opprimés pendant des siècles.

Nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir : l’autonomie de notre corps est une priorité, l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est fondamentale, mais pas suffisante. La liste des revendications est longue : le droit d’accès aux méthodes contraceptives et à l’éducation sexuelle, l’égalité des tâches de soins ainsi que l’éradication de la violence de genre et de son expression maximale : les féminicides et la traite des femmes et des filles à des fins d’exploitation sexuelle.

Le différend sur la langue n’est pas moins important. C’est une autre bataille que nous, féministes, menons également, car ce qui n’est pas nommé n’existe pas.

Dans quelle mesure les organisations de femmes en Argentine ont-elles dû se réajuster face à la pandémie ?

LP : La pandémie nous a chassées des rues. L’un des plus grands obstacles imposés par cette crise sanitaire est de ne pas pouvoir se mobiliser dans les rues. Notre mouvement déplace des milliers de femmes et de dissident·es dans des marches, des réunions, des festivals, des luttes concrètes… Cependant, lorsqu’en décembre 2020, le Parlement national a décidé de traiter le projet de loi IVE, nous sommes à nouveau descendues dans la rue. Avec des masques, de la distanciation et toutes les mesures nécessaires. Il était essentiel de montrer la force du mouvement, car les groupes qui ne respectent pas les dispositions anti-pandémie étaient également descendus dans la rue. (…)

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