La « dé-conquête » de l’Amérique, pour conquérir l’Europe solidaire ( Sergio Ferrari / CADTM)


Les zapatistes ont hissé les voiles et commencé à naviguer « le second jour du cinquième mois ». Ils / elles prévoient de débarquer au port de Vigo (Espagne) 529 ans après Christophe Colomb et sa « découverte ». La Traversée pour la vie parcourt depuis le 2 mai la route inverse pour « déconquérir » l’Amérique et globaliser la solidarité.

Traduction de l’espagnol : Hans-Peter Renk

Délégation zapatiste qui arrivera en Europe en bateau

Les zapatistes ont secoué l’opinion publique internationale le 1er janvier 1994, en occupant San Cristóbal de las Casas (État du Chiapas, sud-est du Mexique), d’où fut lancée leur insurrection indigène. Ils / elles continuent à surprendre par leur cosmovision, leur interprétation du monde et leurs luttes, leur langage et la réinvention de concepts comme ceux d’utopie et de solidarité internationale. Et maintenant par cette traversée altermondialiste en sens inverse.

Selon la légende maya, Ixchel, déesse de l’amour et de la fertilité, a dit : « De l’orient sont arrivés la mort et l’esclavage. Que demain vers l’orient naviguent la vie et la liberté, dans la parole de mes os et de mon sang », rappelait le sous-commandant Galeano [ndr : nouvelle identité de l’ancien porte-parole zapatiste de 1994 et des années suivantes, le sous-commandant Marcos], dans l’un de ses textes récents, pour contextualiser le sens de ce voyage. « Que demain vers l’orient naviguent la vie et la liberté, dans la parole de mes os et de mon sang, mes enfants. Qu’aucune couleur ne commande. Qu’aucune ne commande afin qu’aucune n’obéisse et que chacun soit qui il est avec joie. Parce que la honte et la douleur proviennent de celui qui veut des miroirs et non des vitres pour observer tous les mondes que je suis. Avec rage, il faudra briser sept mille miroirs jusqu’à ce que la douleur soit soulagée. Beaucoup de mort devra faire mal pour que, finalement, la vie soit le chemin. Que l’arc-en-ciel couronne alors la maison de mes enfants, la montagne qui est la terre de mes successeurs ».

À bord de la caravelle La Montaña (La Montagne) voyage le sous-commandant Moisés. Il est accompagné de quatre femmes, deux hommes et une personne transgenre (« autre », selon le récit zapatiste), désigné·es par leurs pairs dans les communautés chiapanèques. Il s’agit de l’Escadron 421, référence à la diversité de genre de ses membres : 4, 2, 1. Lupita, Ximena, Carolina, Yuli. Avec Bernal et Dario. Et Marijose, 39 ans, du peuple tojolabal de la zone forestière de la frontière. « Elle a été milicienne, promotrice de santé et d’éducation, ainsi que formatrice en éducation. Désignée comme l@ première zapatiste à débarquer, c’est avec elle que commencera l’invasion… », selon La delegación marítima zapatista.

Durant toute la traversée, ils / elles élaboreront des textes sur cette aventure politico-internationaliste, unique dans l’histoire moderne. D’autres représentant·es chiapanèques prendront l’avion pour se joindre à la délégation lors de son arrivée en Europe. Cette mission dans le Vieux Monde est aussi osée qu’exigeante : parcourir trente pays « pour parler de nos histoires mutuelles, nos douleurs, nos rages, nos succès et nos échecs », explique le communiqué de l’armée zapatiste de libération nationale (EZLN), publié en avril 2021 et adressé aux peuples du monde. De l’Espagne à l’Ukraine et à la Russie, en passant notamment par le Portugal, l’Allemagne, l’Italie, la France, la Hollande, la Suisse, la Belgique, la Turquie… Là où « jusqu’à maintenant nous avons reçu et accepté des invitations ». Toujours dans l’idée de partager les expériences organisationnelles, communautaires, locales : tendre la main de l’autonomie zapatiste à la résistance sociale.

Trois semaines avant de lever l’ancre, le groupe s’est rassemblé dans le « Semillero Comandante Ramona » pour un auto-isolement préventif anti-pandémique. Et aussi pour vivre quinze jours dans une réplique de l’embarcation, construite dans la communauté, et s’habituer ainsi à ce que serait la traversée de l’océan. Pour des personnes originaires de la Selva Lacandona, la mer et sa houle sont des éléments inconnus.

Lors d’une petite cérémonie, « selon nos usages et nos coutumes, la délégation a reçu le mandat des villages zapatistes pour mener au loin notre pensée, c’est-à-dire notre cœur. Nos délégué·es ont un grand cœur ». Non seulement pour embrasser celles et ceux qui, sur le continent européen, se rebellent et résistent, mais aussi pour les écouter et apprendre de leurs histoires, leurs géographies, leurs projets et leurs modes de vie, explique l’EZLN.

Premier chapitre

En pensant à ses passagers, le capitaine Ludwig recommanda de partir le 2 mai dans l’après-midi, comme le rappelle le premier texte élaboré en mer. Il affirme que « la houle prévue pour le 3 allait faire souffrir les marins novices plus qu’il se doit ». Le capitaine proposa donc d’avancer le départ d’un jour.

Le sous-commandant Moisés l’écouta avec attention et fut d’accord, poursuit le récit. « Alors que maintenant il est courant d’utiliser le mot ‘historique’ pour n’importe quoi, c’est la première fois que le zapatisme réalise une chose programmée avant le moment annoncé (en général, nous traînons et démarrons en retard). Et donc, c’est quelque chose d’historique dans le zapatisme ».

Hormis le capitaine Ludwig (Allemagne), l’équipage est formé des professionnel·les : ses compatriotes Gabriela, Ete et Carl, ainsi que Edwin de Colombie.

Dans la seconde partie de ce premier texte « Sur la mer », signé par Don Durito de Lacandona, personnage associé à l’époque au sous-commandant Marcos – l’un des fondateurs de l’EZLN et principale référence du mouvement -, apparaît le « récit envoyé par un être ressemblant extraordinairement à un scarabée, voyageant clandestinement sur La Montaña. Quelqu’un qui accompagne imaginairement la Traversée.

« Plutôt que naviguer, La Montaña semble danser sur la mer. Comme dans un long baiser passionné, elle s’est détachée du port et dirigée vers son destin incertain, plein d’enjeux, de défis, de menaces et de contretemps ».

Un arrêt à Cienfuegos (Cuba) fut nécessaire pour réparer une partie de ses voiles. « Pudique, La Montaña chercha un lieu sûr et discret pour raccommoder ses habits. Le vent doit apprendre que l’appétit et le désir se doivent d’être mutuels, sous peine d’être agression et non amour, tel est le nom qu’on leur donne ».

Réparée, l’embarcation reprit son chemin et sa mission… « Et ainsi navigue La Montaña, le vent la suit en promettant des petits matins. À l’orient, l’attente croît et, avec elle, l’espérance ». (…)

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Voir également
– Les zapatistes naviguent vers l’Europe (Bernard Duterme / Le Soir)
Les zapatistes viennent en Europe raviver les braises de la rébellion (Reporterre)
 « L’invasion zapatiste » commence ! (Jérôme Baschet / Lundi Matin)
– Mexique. Caravane zapatiste : en route vers l’Europe… (Commission Sexta de l’EZLN / Enlace zapatista)
– La route pour la vie ! Collecte de fonds pour la venue des zapatistes (texte et vidéo de Primitivi)
– Déclaration commune d’une partie de l’Europe d’en-bas et de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale
Nouvelles zapatistes: un voyage aux cinq continents (Julia Arnaud et Espoir Chiapas / Revue Ballast)