Nouvelles zapatistes: un voyage aux cinq continents (Julia Arnaud et Espoir Chiapas / Revue Ballast)
À l’été 2019, le mouvement zapatiste annonçait sa (ré)apparition : lutte contre les mégaprojets capitalistes du nouveau gouvernement mexicain ; extension des territoires rebelles ; mise en place, l’hiver venu, d’un « combo pour la vie » — forum sur la défense de la « Terre-Mère », rencontre internationaliste des femmes en lutte. Il y a maintenant deux mois, nouvelle annonce en provenance du Chiapas : « Les zapatistes parcourront les cinq continents ».
Déjà traduite en 10 langues, française incluse, elle se déploie à ce jour en quatre communiqués — ils sont diffusés en sens inverse (du sixième au premier, encore attendu). Le mouvement mexicain, vieux d’un quart de siècle, y expose les raisons de cette mobilisation à venir.
C’est sous la forme habituelle des communiqués que les communautés autonomes du Chiapas nous ont fait savoir que « différentes délégations zapatistes, hommes, femmes et autres de la couleur de notre terre », traverseront bientôt les mers. Avec un départ prévu pour le mois d’avril 2021, ils partiront à la rencontre de celles et ceux qui luttent en bas à gauche — et commenceront par les terres européennes. Le Congrès national indigène (CNI)1 a fait savoir qu’il tiendrait sa cinquième assemblée nationale au mois de janvier 2021 afin de convenir de sa participation au voyage. Pour le moment, la seule étape établie dans leur calendrier est celle de Madrid, en date du 13 août, autrement dit « 500 ans après la soi-disant conquête de ce qui est aujourd’hui le Mexique ». Signé par le sous-commandant Moisés, porte-parole de l’EZLN, le premier texte fait le bilan des observations et des discussions qui ont eu lieu ces derniers mois dans les communautés autonomes, lesquelles ont conduit à la prise de la présente décision.
Le texte s’ouvre en faisant état d’« un monde malade dans sa vie sociale, fragmenté en des millions de personnes étrangères les unes aux autres, accrochées à leur survie individuelle, mais unies sous l’oppression d’un système prêt à tout pour assouvir sa soif de profit, même lorsqu’il est clair que sa voie va à l’encontre de l’existence de la planète Terre ». Et c’est en partant de la réalité mondiale des féminicides, perpétués « avec l’aval de l’impunité structurelle », que les zapatistes affirment que les notions de « progrès » et de « modernité » sont entièrement faussées, qu’un massacre à l’encontre des femmes et de la Terre est en cours, et qu’il est orchestré sous l’étendard du « développement » et de la « civilisation ». Cette dernière dirait, non sans ironie, aux peuples autochtones : « La preuve de votre sous-développement réside dans votre faible taux de féminicides. Ayez vos mégaprojets, vos trains, vos centrales thermoélectriques, vos mines, vos barrages, vos centres commerciaux, vos magasins d’électroménager — avec une chaîne de télévision incluse — et apprenez à consommer. Soyez comme nous. Pour payer la dette de cette aide progressiste, vos terres, vos eaux, vos cultures, vos dignités ne suffisent pas. Il faut y ajouter la vie des femmes. » Et les zapatistes de poursuivre sur le danger que représentent les nationalismes et les fascismes renaissants, ceux-là mêmes qui, en construisant des murs et en ravivant la haine, font craindre de nouvelles guerres.
Ils dénoncent également l’attitude des différents gouvernements quant à la gestion de la crise du COVID-19 : ils ont préféré rentrer dans une compétition morbide « entre nationalismes ridicules », pariant sur le fait que « la pandémie serait de courte durée », plutôt que d’appliquer des mesures élémentaires relevant du bon sens. Au printemps dernier, bien avant que le reste du Mexique ne prenne au sérieux la pandémie, l’EZLN avait déclaré l’alerte rouge dans ses territoires, annoncé la fermeture des caracoles2 jusqu’à nouvel ordre et demandé aux communautés de suivre les mesures qui allaient leur être transmises : suspension des réunions, mise en quarantaine des personnes revenant d’autres régions, hygiène renforcée. Une réaction rapide, organisée et autonome, qui s’était accompagnée d’un appel à poursuivre les luttes en changeant temporairement les modes d’action. Le communiqué du mois de mars 2020 dénonçait déjà « la frivole irresponsabilité » des pouvoirs face à « la menace réelle, prouvée scientifiquement », encourageant l’ensemble des populations, « face à l’absence des gouvernements », à adopter les mesures sanitaires nécessaires.
Enfin, en cet automne 2020, les zapatistes saluent et remercient les luttes de résistances et les rébellions nationales et internationales, qui, « bien qu’elles soient tues et oubliées, n’en demeurent pas moins essentielles, traçant des pistes pour une humanité qui se refuse à suivre le système dans sa marche forcée vers l’effondrement ». Autant de mobilisations qui rappellent que la seule issue possible est planétaire, et qu’elle a le visage, multiple, du monde du « travail qui vit et qui meurt » — face à ceux d’en haut. Le décor est campé. Et ils indiquent la voie qu’ils continuent de faire leur : la lutte pour la vie, la résistance et l’autonomie, et ce malgré les menaces incessantes, les paramilitaires et les tentatives de privatisation.
Le droit de vivre leur vie
C’est que, depuis l’arrivée au pouvoir de López Obrador (dit AMLO) en décembre 2018, la guerre de contre-insurrection s’est ravivée et intensifiée. Lors de l’anniversaire des 25 ans de leur soulèvement, les zapatistes avaient averti quiconque voulait bien les entendre ; la suite leur donne raison : on compte, depuis, plusieurs agressions du groupe paramilitaire ORCAO3 contre des bases d’appui zapatistes (incendie d’une réserve de café, séquestration d’un compañero zapatiste, achat d’armement lourd avec fonds publics) ; des tirs d’armes lourdes de la part d’un groupe paramilitaire issu de la communauté de Santa Martha à l’encontre des populations du village d’Aldama (déjà plus de 30 morts, plusieurs dizaines de blessés et des milliers de déplacés). Le 18 novembre dernier, un pas de plus était franchi : une brigade humanitaire était attaquée. Une religieuse, membre de l’association caritative Caritas, a été blessée — sous les yeux de la Garde nationale, le nouvel organe de « sécurité » créé par le nouveau président AMLO. En faisant passer ces conflits pour des désaccords entre communautés voisines et en permettant l’armement de ces groupes criminels, le gouvernement, dit « de la 4T »4, ne montre aucune volonté de faire cesser la violence. Bien au contraire. Une déstabilisation de la zone est tout à son avantage ; elle permettra d’entériner ses mégaprojets5 d’autant plus facilement. Autant de raisons qui poussent les zapatistes à sortir prochainement du Chiapas.
Il y a bientôt deux décennies, la Marcha del Color de la Tierra (Marche de la couleur de la Terre) avait parcouru le Mexique jusqu’à la capitale, pour s’achever, en mars 2001, par l’interlocution des délégués du Conseil national indigène et du commandement général de l’EZLN, par la voix de la commandante Esther, face à la Chambre des députés6. Le mois suivant, les partis trahissaient les accords de San Andrés en votant une loi allant à l’encontre des droits des peuples indigènes7. Depuis, l’EZLN a refusé tout dialogue avec les gouvernements successifs et s’est attachée à la construction de l’autonomie de manière unilatérale. Aujourd’hui, ils décident donc de porter leur parole et leur lutte aux cinq continents.
En se rendant en Espagne, ils n’exigeront pas de quelconques excuses de la part de l’État pour les crimes de la conquête commis contre les peuples originaires, comme en réclame hypocritement l’actuel président mexicain : non, leur obectif n’est pas de solder des comptes vieux de cinq siècles. Ce qu’ils revendiquent, c’est leur droit, aujourd’hui comme hier, à vivre sur les territoires qui sont les leurs. À vivre sans que leur vie et leur autonomie ne soient perpétuellement attaquées par la colonisation désormais néolibérale. Les zapatistes partiront dès lors « à la recherche de ce qui nous rend égaux, […] à la recherche de la liberté, qui a animé ce premier pas… et qui continue depuis à faire son chemin ».
Le système tout entier
Deux autres textes de l’EZLN n’ont pas tardé à suivre, signés, cette fois, du sous-commandant Galeano (Marcos). Il s’agit d’abord d’une invitation : changer notre regard, faire un pas de côté. Vérifions, pour commencer, que nous ne sommes pas l’une de ces machines informatiques, automatiques, puis regardons celles et ceux d’en bas. Par exemple, dit-il, les sans-papiers en France. Leurs pas, convergeant vers Paris le samedi 17 octobre dernier, se font l’écho de cette lutte planétaire pour une vie digne. Interrogeons-nous sur leurs histoires, sur ce qui les a poussés à traverser terres et mers en bravant frontières et dangers. En changeant de point de vue, le sous-commandant Galeano enjoint à remonter aux origines : pourquoi ont-ils entamé ce voyage, fatal pour beaucoup ? « [L]a guerre, où ça ? Ou encore mieux, pourquoi cette guerre ? » Cherchons ensuite les noms des entreprises, leurs activités internationales, les armes vendues. Alors ne tarderons-nous pas à découvrir que « c’est un système toutentier » qui est en jeu, lequel jette sur la route tant de gens. Ce système est mondial, ses administrateurs tout autant, et il a pour credo : « argent versus vie ». (…)
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