🇦🇷 Argentine. «Le gouvernement de Milei contre le consensus de Nunca Más» (Luciana Bertoia / À l’Encontre) / Droit à l’identité versus droit à l’intimité (Nadia Tahir / Blog Mediapart Red.ar)
Pour le président argentin Javier Milei, les forces armées de son pays ont fait l’objet d’une campagne de discrédit au cours des dernières décennies. C’est ce qu’il a déclaré le vendredi 16 août, alors qu’il présidait ce que l’on appelle dans les milieux militaires le «dîner de la camaraderie». La phrase du président contenait un verdict: une grande partie de ce qui a été dit depuis le rétablissement de la démocratie en 1983 jusqu’à aujourd’hui est fausse. Or, depuis cette année-là, il a été prouvé que les Forces armées avaient mis en œuvre un plan systématique de disparition, de torture et de meurtre en recourant à plus de 700 centres de détention clandestins.
L’Argentine a célébré ses quarante ans de démocratie dans le cadre de l’arrivée à la Casa Rosada d’un gouvernement [Milei est entré en fonction le 10 décembre 2023] qui a remis en cause le consensus construit au cours des quatre dernières décennies : il nie les crimes contre l’humanité, désavoue les organisations de défense des droits de l’homme et montre des signes d’empathie à l’égard des auteurs de ces crimes.
L’examen de ce qui s’est passé pendant les années de terrorisme d’État n’est en effet pas l’une des questions qui empêchent Milei de dormir, car il est absorbé par les discussions économiques et par la construction de sa figure en tant que leader de l’extrême-droite internationale. Ce réexamen renvoie plutôt à la thématique autour de laquelle sa vice-présidente, Victoria Villarruel, a construit sa carrière. Fille et petite-fille d’officiers militaires, Victorial Villarruel – aujourd’hui assez éloignée politiquement de Milei – est active depuis plus de vingt ans dans des organisations qui défendent l’action des militaires au cours des années 1970. Elle développe un argument structuré autour de la défense d’une «mémoire complète» de cette période. Elle a participé aux manifestations réclamant la libération des criminels de la dernière dictature (1976-1983) et a fait partie d’une stratégie visant à faire échouer les procès qui ont été rouverts en 2006, après que la Cour suprême de justice a déclaré inconstitutionnelles les lois qui les empêchaient d’être jugés. Depuis lors, elle exige que les survivants des organisations politico-militaires de gauche soient jugés comme s’ils portaient la même responsabilité que ceux qui ont mis en œuvre le système concentrationnaire dans le pays.
Malgré les profonds changements politiques, les procès pour les crimes commis pendant la dernière dictature n’ont pas cessé. Selon le Bureau du procureur pour les crimes contre l’humanité, treize procès sont en cours. Il y a 1187 condamnations pour ces crimes. 642 personnes sont en détention: 134 d’entre elles dans des prisons ordinaires et les autres en résidence surveillée.
Ces dernières semaines, une photo a choqué le pays. Elle a été prise le 11 juillet par six députés de La Libertad Avanza, le parti de Milei, les montrant aux côtés d’un groupe d’agents de la répression, cela dans la prison d’Ezeiza, située dans la province de Buenos Aires. Tous ces militaires sont en prison après que leur participation active à des crimes contre l’humanité a été prouvée. La photo montre Alfredo Astiz, une figure emblématique du terrorisme d’État. Pendant la dernière dictature militaire, Astiz était un jeune marin en poste à l’Escuela de Mecánica de la Armada (ESMA), école transformée pendant la dictature en un camp de concentration où sont passés 5000 hommes et femmes.
Alfredo Astiz a infiltré le mouvement des droits de l’homme naissant. Il s’y est présenté comme le frère d’une personne disparue. Il va gagner la confiance des premières Mères de la Place de Mai. Il propose à leur fondatrice, Azucena Villaflor de De Vincenti, de l’accompagner à son domicile. Entre le 8 et le 10 décembre 1977, il réalise son coup de maître: il identifie douze personnes qui seront enlevées, torturées et jetées vivantes dans l’océan Atlantique. Parmi elles se trouvent trois membres des Mères de la Place de Mai – Villaflor de De Vincenti, Esther Ballestrino de Careaga et María Eugenia Ponce de Bianco – ainsi que les religieuses françaises Alice Domon et Léonie Duquet. Alfredo Astiz ne s’est jamais repenti de ses crimes. La justice argentine l’a condamné à deux reprises à la prison à vie. Cette peine s’ajoute à celle prononcée par contumace en France. Après 1983, il a osé déclarer qu’il était le mieux à même de tuer un journaliste.
Après la rencontre avec les auteurs de ces crimes, cinq des six député·e·s du parti au pouvoir ont participé à la rédaction d’un communiqué pour demander que les détenus soient renvoyés chez eux et que leur cas soit réexaminé. Ce communiqué n’a pas été rendu public en raison du désaveu suscité par la visite et suite à la décision du gouvernement d’atténuer la controverse. Les organisations de défense des droits de l’homme exigent que cet épisode fasse l’objet d’une enquête et que les élus qui défendent les auteurs d’enlèvements, de tortures et de disparitions soient radiés [de leur poste parlementaire en se référant à l’art. 66 de la Constitution]. Deux députées qui ont participé à la visite – les plus jeunes de la délégation – ont exprimé leurs regrets et déclaré qu’elles ne savaient pas qui étaient ceux qu’elles allaient voir. L’une d’entre elles [Lourdes Arrieta, élue de Libertad Avanza, dans la circonscription de Mendosa] a porté l’affaire [en publiant des chats sur WhatsApp] devant les tribunaux, où elle a indiqué qu’elle aurait également eu des contacts avec un prêtre – expulsé par la suite de son diocèse –, un ancien juge et des avocats de la défense de personnes condamnées pour crimes contre l’humanité. Ces derniers élaboraient différentes stratégies pour libérer les détenus et mettre fin au processus de jugement.
La visite des député·e·s n’est pas un événement isolé. D’autres visites officielles ont eu lieu dans des prisons. Le ministère de la Défense a envoyé deux hauts fonctionnaires dans l’unité pénitentiaire de Campo de Mayo, la principale garnison militaire du pays. Ils y ont pris connaissance des demandes des détenus, dont le principal objectif est d’obtenir leur liberté. Le ministère de la Sécurité, chargé des prisons, est dirigé par Patricia Bullrich, la candidate à la présidence qui est arrivée troisième aux élections primaires et qui a ensuite rejoint le gouvernement de Milei au même poste que celui qu’elle occupait sous Mauricio Macri (2015-2019). Pendant la campagne électorale, l’un de ses principaux conseillers et actuel chef de cabinet avait publié dans le journal La Nación que les équipes de Bullrich travaillaient sur une «solution» pour qu’aucune personne de plus de 70 ans ne soit détenue pour des crimes commis pendant la dictature.
Pour l’instant, on ne sait pas en quoi consiste cette initiative, mais la ministre a publiquement plaidé en faveur de l’assignation à résidence [et non de la prison]. Le ministre de la Justice, Mariano Cúneo Libarona [indépendant, affilié à La Libertad Avanza], qui a déclaré que la justice s’était transformée en vengeance, a fait la même déclaration. Jusqu’à quelques jours avant son entrée en fonction, Cúneo Libarona avait été l’avocat d’Enrique Barre, accusé d’être le commandant en second du «Pozo de Banfield», un camp de concentration situé au sud du Grand Buenos Aires, qui servait de base au Plan Condor – la coordination répressive entre les dictatures de la région [de 1975 à 1983] –, de maternité clandestine [pour les enfants enlevés de prisonnières] et de lieu d’hébergement pour les jeunes lycéens [séparés des parents réprimés].
À l’occasion du 48e anniversaire du dernier coup d’État, la ministre de la Sécurité a pris la décision de supprimer les primes offertes par le gouvernement à ceux qui pourraient fournir des informations permettant de capturer une vingtaine de fugitifs accusés de crimes contre l’humanité. L’explication officielle était que le ministère préférait allouer ces ressources à la lutte contre le trafic de drogue.
La vérité en état de siège
En près de neuf mois, le gouvernement de Milei a pris deux mesures qui peuvent être qualifiées d’attaques contre le processus de Memoria, Verdad y Justicia: c’est-à-dire le démantèlement de la Commission nationale pour le droit à l’identité (CoNaDI) et l’élimination de la politique de recherche d’archives pour contribuer aux enquêtes sur les crimes commis pendant la dernière dictature. La CoNaDI a été créée en 1992, sous le gouvernement de Carlos Menem, à la demande de Abuelas de Plaza de Mayo, l’organisation de défense des droits de l’homme qui recherche depuis 1977 les enfants volés pendant les années de terrorisme d’Etat. La création de la CoNaDI visait à répondre à l’engagement pris par l’Etat argentin lors de la signature de la Convention relative aux droits de l’enfant, qui reconnaissait le droit à l’identité.
La fonction principale de la CoNaDI est de prendre les cas qui seront examinés devant la Banque Nationale de Données Génétiques (BNDG) afin de déterminer s’il s’agit d’enfants de personnes disparues. En 2001, les fonctions de la CoNaDI ont été ratifiées par une loi. Trois ans plus tard, le président Néstor Kirchner [mai 2003-décembre 2007] a signé un décret créant une unité spéciale d’enquête (UEI) au sein de la CoNaDI et l’autorisant à accéder à toutes les archives détenues par l’Etat afin de retrouver les bébés disparus.
Les Abuelas de Plaza de Mayo ont permis de rétablir 133 identités depuis sa création. Selon les estimations de l’organisation, 500 enfants ont été volés pendant les années de terrorisme d’État. Tout au long des deux dernières décennies, la CoNaDI a reçu des plaintes de la part des Abuelas de Plaza de Mayo, de particuliers et de personnes ayant des doutes sur leurs origines. Elle a mené des enquêtes pour déterminer s’il existait un cas possible d’appropriation; elle a transmis 90% des cas de test qui sont arrivés à la BNDG et a fait des soumissions formelles au ministère public ou à l’appareil judiciaire. (…)
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Droit à l’identité versus droit à l’intimité (Nadia Tahir / Blog Mediapart Red.ar)
Le 13 août 2024, le gouvernement du président argentin, Javier Milei, ferme une des unités les plus importantes de la CoNaDI, la Commission Nationale pour le Droit à l’Identité. Un nouveau palier est dépassé par le gouvernement négationniste. Nadia Tahir, historienne, Université de Caen Normandie pour Red.ar (Réseau européen pour la Démocratie en Argentine).
Lorsque l’on fait référence au XXème siècle en Amérique latine, on pense très rapidement aux nombreux régimes dictatoriaux qui se sont installés dans la plupart des pays pendant des périodes plus ou moins courtes. Pour certains pays, notamment dans le cas des régimes unipersonnels, on pense notamment à des figures de dictateurs telles que Augusto Pinochet au Chili (1973-1990) ou la famille Somoza au Nicaragua (1933-1979). Parallèlement, des figures de résistants et résistantes émergent dans l’imaginaire collectif et transcendent très souvent les frontières de leur pays d’origine. On pense à des artistes, des religieux et religieuses, des hommes et femmes politiques, des militants syndicaux, etc. Dans le cas de l’Argentine, les Mères de la Place de Mai ont pendant longtemps été les figures de proue du mouvement de défense des droits de l’homme qui a émergé peu avant le coup d’État du 14 mars 1976, mais qui s’est surtout développé pendant la dictature de par l’importance de la répression et le nombre de personnes détenues-disparues. Cette association de mères, de femmes de tous bords, qui réclament à partir d’avril 1977 le retour de leur fils ou fille enlevé.e en toute illégalité et détenu.e en toute clandestinité, se fait connaître du monde entier pendant la Coupe du Monde de Football de 1978 lorsqu’elles manifestent sous forme de ronde sur la Place de Mai, devant le siège du pouvoir politique argentine, La Casa Rosada. Ces femmes, coiffées d’un foulard blanc sur lequel est brodé le nom de leur enfant détenu et disparu et la date de sa disparition, deviennent le symbole de la résistance du peuple argentin au régime. Elles ne sont pas les seules – nombreux sont les acteurs et les associations qui œuvrent pour donner à connaître les faits – mais elles sont clairement les plus visibles. Cette prééminence des Mères durera malgré leur séparation en 1986 et les deux associations qui existent encore aujourd’hui vont largement contribuer au maintien des questions liées au passé dictatorial dans l’espace public argentin et à la mise en place de politiques dites de mémoire à partir de la chute du régime dictatorial à la fin de l’année 1983.
Cependant, si l’on parle aujourd’hui des crimes de la dictature, ce n’est pas tant les Mères de la Place de Mai qui émergent comme figures de la résistance, ce sont plutôt les Grands-mères de la Place de Mai. La dénomination de cette dernière association montre bien la proximité des deux et de fait, les fondatrices de cette association créée en octobre 1977 ont toujours signalé qu’elles s’étaient pour la plupart rencontrées lors des rondes et des actions menées par les Mères et, par la suite, conjointement avec les Mères. La distinction entre les membres d’une association et de l’autre porte sur le fait que les Grands-mères de la Place de Mai sont non seulement des mères de détenus-disparus, mais aussi des grands-mères. En effet, leurs petits-enfants ont été enlevés en même temps que leurs parents ou sont nés pendant la captivité de leur mère. Elles n’étaient donc pas qu’à la recherche d’un adulte, souvent accusé de “terroriste” par le régime pour justifier la répression, mais aussi d’enfants en bas âge qui, pour le coup, pouvaient difficilement être accusés de quoi que ce soit. Ils pouvaient néanmoins avoir été « adoptés », ou plutôt appropriés, par des familles qui prétendaient les élever avec de « vraies » et « bonnes valeurs ». Ainsi, l’association des Grands-mères de la Place de Mai indique qu’environ 500 enfants auraient été enlevés pendant la dictature tandis que 137[4] ont aujourd’hui « récupéré leur identité ».
Cette expression n’est pas anodine et elle est en fait au cœur de l’actualité argentine. Le 13 août 2024, le gouvernement argentin présidé par Javier Milei a publié le décret 727/2024 par lequel il ferme une section de la CONADI, la Commission Nationale pour le Droit à l’Identité. Cette commission a été créée en 1992 et c’est en 2001 qu’ont été définis ses « objectifs, compétences et prérogatives » à travers la Loi 25.457. En 2004, le Décret 715/2004 créé l’Unité spéciale de recherche sur les disparitions d’enfants (Unidad Especial de Investigación de la Desaparición de Niños). Cette « unité spéciale » présidée par le ou la Secrétaire d’État aux Droits de l’homme avait surtout pour objectif de faire le lien entre les instances judiciaires, d’une part, et le travail de la CONADI et de l’association des Grands-mères, d’autre part, pour élucider les cas d’enfants enlevés et appropriés pendant la dictature. Pour ce faire, cette unité avait accès à des dossiers d’organismes du pouvoir exécutif et des instances militaires. De fait, leur travail pouvait déboucher sur des procédures judiciaires, mais permettait surtout au pouvoir judiciaire de n’intervenir que lorsque le dossier était suffisamment avancé pour prouver l’identité d’une personne. Cela a permis de mieux instruire les dossiers et de désengorger les tribunaux. Le gouvernement argentin actuel met non seulement fin à ce travail, mais l’inquiétude monte quant aux archives de cette unité. Comment vont-elles être conservées ? Qu’en est-il des enquêtes en cours ? (…)
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