🇨🇴 Assassinats de civils par l’armée en Colombie. Le corps du dernier jeune disparu de Soacha en 2008 enfin remis à sa famille.


Parmi les vingt-et-une victimes d’exécutions extrajudiciaires de jeunes de Soacha et de Bogotá, dont la disparition avait révélé au grand public la pratique des captures par ruse de l’armée pour tuer des innocents et les grimer en combattants illégaux, afin de faire croire à une lutte efficace contre les guérillas durant l’ère Uribe, seule la dépouille d’Óscar Alexánder Tejada n’avait pu être retrouvée. Fin avril, ses parents, Doris et Darío, ont enfin vu leur combat aboutir.

Doris Tejada est la mère d’Óscar Alexánder Morales Tejada, tué en janvier 2008 par l’armée colombienne, dont les restes ont été identifiés fin avril 2024 et sont sur le point d’être remis en mai à sa famille. (Photo : Guylaine Roujol)

« J’ai trouvé mon Óscar ! » a enfin pu s’écrier Doris en ce début de mai 2024. « Je suis en train de digérer la nouvelle… », a-t-elle précisé quelques minutes plus tard, de sa belle voix grave et calme, en réponse à mon avalanche de questions. Seize ans après l’assassinat d’Óscar Alexander Morales Tejada, le 16 janvier 2008, par le bataillon d’artillerie n° 2 La Popa de l’armée colombienne, après des années de bataille pour que son corps soit retiré du cimetière alternatif de Copey où il reposait dans l’anonymat parmi plus de soixante-dix autres, Doris et Iván Darío, ses parents, ont atteint leur objectif, l’obsession qui ne leur laissait aucun repos : celle de retrouver leur fils et de lui donner une sépulture digne. De ses six enfants, quatre garçons et deux filles, María Doris Tejada avait déjà vécu un premier drame, avec la mort accidentelle en 2000 de Nancy, vingt-quatre ans, renversée par un bus alors qu’elle se rendait à l’université. Huit ans plus tard, Óscar Alexander disparaissait à son tour, sans laisser de trace. Le jeune homme de vingt-six ans avait quitté Fusagasugá (Cundinamarca), le 29 novembre 2007, pour rendre visite à son frère cadet à Cúcuta (Norte de Santander). La dernière fois que Doris lui avait parlé, c’était au téléphone, le 31 décembre 2007 peu avant les douze coups de minuit. Elle était alors loin de se douter qu’elle n’entendrait plus jamais sa voix. « Lui qui ne buvait jamais, pas même une bière, était ivre et très triste » se souvenait-elle. Il l’avait assuré de son retour proche, avant une série de souhaits et recommandations somme toute assez communes en Colombie. Que Dieu la protège, elle et toute la famille. Avec le recul, Doris avait eu l’impression qu’il leur disait adieu.

Après cet appel, Óscar n’avait plus jamais répondu à son téléphone portable ni donné aucun signe de vie à personne. « On avait fini par s’accrocher à l’espoir qu’il était peut-être allé au Venezuela, qu’il y travaillait » se souvenait-elle en 2018 lors d’une discussion que nous avions eue à ce sujet. Ce qui explique qu’aucune plainte n’avait été déposée avant 2010.

Jusqu’à la terrible nouvelle tombée le 13 juin 2011. Brutale. Óscar Alexander était enterré dans le cimetière de Copey, dans le nord du département de César. Tué au combat le 16 janvier 2008, par des militaires sur une route menant à la commune rural El Reposo. Avec une version officielle qui n’allait pas tenir longtemps : il était présenté comme un membre d’une bande criminelle, tout comme deux autres hommes, Germán Leal Pérez et Octavio David Bilbao, tués en même temps que lui. Le rapport du légiste indiquait qu’une balle était restée figée dans sa tête, l’autre lui avait traversé l’aine et était sortie dans le dos.

Aucun lien n’a pu être établi avec une organisation criminelle. Comme pour les autres jeunes de Soacha disparus en 2008, le rapport de l’armée au sujet de cette « opération » a été falsifié. Óscar n’a été qu’une victime de plus de la machinerie d’État de la mal nommée « sécurité démocratique » du président d’alors, Álvaro Uribe Vélez, qui prétendait sauver les Colombiens de la violence des guérillas. Des exécutions extrajudiciaires, en langage technocratique, qui cachaient des crimes prémédités, calculés, mesurés, comptabilisés dans la politique du chiffre qui guidait les bataillons. La Popa, dont certains de ses membres ont depuis été traduits pour crimes de guerre devant la Juridiction spéciale de paix (JEP) mise en place après les accords de paix, est devenue tristement célèbre en Colombie en raison du nombre d’assassinats commis dans ces conditions au début des années 2000.

S’il était établi qu’Óscar avait été enseveli dans le cimetière alternatif del Copey, (le premier débordant de corps), il l’était au milieu de dizaines de corps enterrés sous X. Dans cet immense chaos, où une vie humaine se résume à un chiffre dans une colonne d’un rapport, localiser le corps d’Óscar revenait à chercher une aiguille dans une botte de foin.« Je ressens beaucoup de choses à la fois… » m’a confié Doris ces derniers jours, mesurant chaque mot, comme si le fait de les prononcer rendait la situation encore plus concrète, réelle. « Nous avons voulu que la remise du corps se fasse à Bogotá ». Dans leur malheur, Doris et Darío auront au moins bénéficié de la mise en place de la procédure de « remise digne » des corps mise en place par l’Unité des recherches des personnes disparues (UBPD), une entité mise en place après les accords de paix. Loin… bien loin des pratiques révoltantes connues par les autres Mères de Soacha en 2008 lorsqu’elles étaient allées récupérer la dépouille de leurs enfants dans le Norte de Santander, au moment où le scandale de Soacha avait éclaté.

En 2014, Darío Alfonso Morales et María Doris Tejada avaient déjà effectué un voyage éprouvant de plus de seize heures en bus de Bogotá à El Copey, dans l’espoir de retrouver les restes d’Óscar. En vain.Ils avaient eu un faux espoir en 2017, avec l’exhumation d’un corps qui n’était pas le sien. Et en 2018 un second, mais aucun n’était celui d’Óscar, ni celui de Germán et Octavio, les deux autres jeunes hommes assassinés avec lui. En février 2021, lorsque la JEP avait révélé qu’au moins 6 402 personnes avaient été sciemment comptabilisées comme tuées au combat entre 2002 et 2008 alors qu’elles avaient été assassinées, le négationnisme étatique et ambiant avait vacillé pour de bon.

Doris et Iván Darío n’ont jamais lâché prise. Le 23 juin 2023, ils ont assisté à une audience de la JEP à Valledupar (Cesar), dans le cadre du suivi des mesures de protection du cimetière, une décision prise trois ans auparavant à la suite d’un signalement de la Commission colombienne de juristes (CCJ). Cette ONG qui a défendu l’affaire et accompagné la famille dans sa recherche avait dénoncé le peu de cas qui était fait de la protection des restes humains dans ce lieu. Lors de l’audience, Oscar Giovanni Ramírez, avocat de la CCJ, avait questionné à nouveau : « Que s’est-il passé ? Comment les faits ont-ils été dissimulés ? », avant que Doris ne confie qu’elle ne croyait pas en la JEP au moment de sa création, mais qu’aujourd’hui elle pouvait dire « que c’était un immense soutien, [les] accompagnant dans cette recherche », et qu’ils continueraient à se battre. De son côté, Dario Morales, le père d’Oscar, déplorait avoir rencontré beaucoup de revers durant ces quinze dernières années. Et que l’un d’entre eux était en lien avec le bureau du procureur, « un complice, un allié de l’armée ». Il exprimait par ailleurs sa gratitude pour le travail de l’Unité de Recherche (UBPD) qui « a cherché nos enfants avec cet engagement pour la vérité. La vérité répare, quelle qu’elle soit. »

La crainte de Dario Morales était de mourir sans avoir pu enterrer son fils. « Les victimes du Copey font la queue pour qu’on enquête sur leur cas », a-t-il déploré. Ce à quoi Jairo Acosta Aristizábal, le procureur délégué devant la JEP a confirmé lors de cette même audience : « Nous ne faisons pas bien les choses. Les victimes meurent, elles s’épuisent dans ces processus de recherche sans que nous leur donnions de résultats en temps opportun. »

Pour sa part, Carlos Antonio Murillo, directeur adjoint de la Médecine légale, a rappelé que dans certains endroits, les restes humains ont été altérés. Avant de s’interroger : « Que faisons-nous des corps que nous n’avons pas pu identifier ? Les laboratoires du Parquet, de la police et de la médecine légale sont submergés de cadavres. Nous n’avons nulle part où stocker d’autres corps. Et nous ne voulons pas continuer à en perdre dans les cimetières. Il faut mettre en place une politique pour exiger des municipalités qu’elles conservent ces corps avec une approche mémorielle. »

Le cas d’Óscar Alexander Tejada est résolu en ce qui concerne son identification. Avec lui, tous les jeunes du groupe connu sous le nom des Mères de Soacha et Bogotá, ont désormais été identifiés et seront enterrés parmi les leurs. Mais combien de familles en Colombie attendent l’appel que Darío et Doris ont reçu il y a quelques jours ? Combien ne savent toujours pas où se trouvent leurs proches ? 111 640 noms figurent sur le registre des disparus de l’UDBP en Colombie.

Guylaine Roujol