Quel avenir pour la gauche progressiste en Amérique latine ? Une conversation avec Ernesto Samper et Guillaume Long (Le Grand Continent)

Après la victoire de la droite incarnée par Guillermo Lasso en Équateur et face au second tour au Pérou qui opposera Pedro Castillo (gauche) à Keiko Fujimori (droite), l’ancien président colombien, Ernesto Samper, et l’ancien ministre des Affaires étrangères équatorien, Guillaume Long, font le point sur les difficultés et les défis qui attendent la gauche progressiste en Amérique latine.

Propos recueillis par Lianne Guerra Rondón et Thomas Posado
Traduction: Florent Zemmouche et Felipe Bosch

Quel bilan peut-on faire de la victoire de Guillermo Lasso et de la défaite d’Andrés Arauz, ou de ce que l’on pourrait peut-être considérer comme la défaite des différentes gauches en Équateur face à un candidat de droite ?

Guillaume Long :

Les élections en Équateur ont changé de cap au cours des dernières 24 heures. Nous avions des sondages, jusqu’à la dernière minute, qui donnaient une victoire étroite (peut-être trois, quatre points), peu confortable, au candidat du progressisme, Andrés Arauz. Cependant, nous avons toujours su, jusqu’au dernier moment, qu’il y avait un nombre important d’électeurs indécis. Ce chiffre s’est élevé à environ 25 %, selon que l’on inclut ou non ceux qui avaient l’intention de voter blanc et nul. Il est finalement tombé à 15 % la semaine dernière, puis à 0 % les dernières 48 heures et, de manière très soudaine, dans les dernières 24 heures. Ce sont ces électeurs indécis qui ont finalement donné la victoire à Guillermo Lasso, en inversant la tendance.

Ce sont les électeurs indécis qui, à mon avis, ont finalement été des électeurs sensibles à la campagne de peur. Ce que nous avons eu en Équateur, surtout au second tour des élections, c’est une attaque extrêmement agressive, notamment de la part des médias. Les médias ont joué un rôle absolument partial en faveur de la campagne de Guillermo Lasso, sur la base d’imaginaires très abstraits, mais qui ont été très bien travaillés en termes de marketing politique, pour effrayer la population. Je fais notamment référence à la question du Venezuela, qui a joué un rôle central dans la campagne électorale. C’était l’un des piliers de la campagne de Guillermo Lasso : « Ne votez pas pour la gauche. Elle va transformer le pays en un autre Venezuela. »

Un autre imaginaire important mobilisé était celui de la dédollarisation : une fake news, une fausse information qui n’a jamais fait partie du programme d’Andrés Arauz. De plus, nous pourrions rappeler que sous le président Rafael Correa, pendant la décennie de la Révolution Citoyenne, le système monétaire dollarisé a été renforcé, lui qui était très vulnérable en raison de la fuite des capitaux, des dollars, hors du pays. La dollarisation dépend beaucoup de la circulation des dollars dans le pays. S’ils quittent le pays, notamment vers des paradis fiscaux dans les Caraïbes, aux États-Unis ou en Europe, cela porte atteinte à la dollarisation. Grâce aux contrôles des sorties de capitaux, il a été possible de renforcer la dollarisation et d’augmenter les dépôts bancaires sous un gouvernement de gauche.

Mais, encore une fois, en jouant sur cet imaginaire, selon lequel nous allions dédollariser, il y a eu une campagne massive financée par plusieurs millions de dollars, notamment sur les réseaux sociaux, affirmant que nous allions supprimer le dollar. Finalement, la dollarisation est l’un des rares consensus qui existent en Équateur. La population aime avoir le dollar comme monnaie. Nous pourrions avoir un débat sur les avantages et les inconvénients du système monétaire. Il présente à la fois des avantages et des inconvénients. Mais, en tout cas, c’est un symbole de modernité et c’est un symbole de stabilité parce qu’il est vrai que, avec le sucre, il y a 20 ans, nous avons eu une dévaluation très agressive et des problèmes d’inflation dont la population se souvient comme étant une source constante de crise économique et politique. Ainsi, cette rumeur, cette fausse information selon laquelle Arauz allait dédollariser, s’est très largement diffusée auprès de la population.

Et puis, il y a eu d’autres petits scandales qui ont été récupérés très efficacement par la droite, notamment sur les réseaux sociaux, à propos d’une prétendue liquidation d’Andrés Arauz lorsqu’il a démissionné de la Banque centrale. Ils ont répandu la rumeur selon laquelle il avait demandé un congé pour cet emploi, percevant un salaire, alors que ce n’était pas le cas. Il est très difficile de contrer toutes ces rumeurs et toutes ces fausses informations, surtout lorsque le financement des campagnes est totalement inégal. Le financement de la campagne en faveur de Guillermo Lasso a probablement été de 8 pour 2 et de 9 pour 1.

Cependant, j’insiste sur le fait que, plus important encore que le financement, c’est le rôle de certains médias totalement biaisés qui ont ouvertement fait campagne en faveur de Guillermo Lasso. Ce n’est pas moi qui le dis, ce ne sont pas les vaincus du processus électoral qui le disent. Toutes les missions d’observation internationales, y compris certaines qui ne sont pas du tout idéologiques, pas du tout de gauche pour ainsi dire, ont souligné ce problème. Nous en avons parlé avec l’OEA, nous en avons parlé avec la CELAC, avec l’UE. Les observateurs de l’UE étaient effrayés. Ils sont arrivés à l’hôtel, ils ont allumé la télévision et les médias n’ont cessé de comparer Arauz à Chávez. Une campagne absolument sale a été menée par les grands groupes de presse et par les médias. Cela doit être noté comme un bilan initial.

Monsieur le Président, vous avez récemment souligné sur Twitter que l’effort d’Andres Arauz en tant que candidat à la présidence de l’Équateur devait être souligné, faisant également face à de multiples attaques que vous avez vous-même révélées dans une lettre publique. Quelles sont ces réflexions qui peuvent être mises en relation avec ce qu’a dit Guillaume Long ? Quelles sont les réflexions et les leçons à tirer de ce processus électoral, qui pourront probablement être appliquées à d’autres pays de la région ?

Ernesto Samper :

La première chose que je voudrais souligner est que nous avons eu un processus très positif de vents progressistes dans la région : l’élection d’Andres Manuel López Obrador au Mexique, d’Alberto Fernández en Argentine, la récupération de la démocratie en Bolivie, l’appel à une nouvelle constitution au Chili, l’élection de Biden et ce que cela a représenté comme changement d’agenda pour l’Amérique latine. Ce sont des vents progressistes qui font penser que le problème de l’Équateur peut être surmonté de manière positive. Ce que nous n’avons peut-être pas pu mesurer, c’est l’impact dans la région – et l’Équateur ne fait pas exception, tout comme la Colombie ne fait probablement pas exception – de ce virus que la droite est en train d’établir, celui de la polarisation idéologique, qui détruit pratiquement les alternatives démocratiques. Tout simplement, cela finit par créer une confrontation passionnelle, très stimulée dans certains cas par les réseaux sociaux, mais surtout, comme l’a dit Guillaume, par les médias, qui sont aux mains de la droite. Le fait est que dans la région sont apparus certains pouvoirs de facto qui sont des acteurs politiques qui font de la politique sans responsabilité politique. Je fais référence à des groupes économiques, à des groupes de presse qui, dans de nombreux cas, sont détenus par les mêmes groupes économiques, à des organisations non gouvernementales internationales, à des sociétés de notation des risques, qui utilisent même – on l’a clairement vu ici en Équateur – le pouvoir judiciaire, les juges et les procureurs comme des instruments pour leurs objectifs politiques. Et je pense que si nous disséquons la campagne que nous venons de voir en Équateur, il y avait tous les éléments de ce virus, de cette polarisation. Guillaume l’a déjà mentionné : les médias, la diabolisation, la stigmatisation, la façon dont les budgets ont été traités.

En d’autres termes, nous sommes confrontés à de nouvelles conditions. Et si la campagne avait vraiment été autorisée à fonctionner comme elle aurait dû le faire, les choses auraient été différentes. Ce qui s’est passé là-bas, c’est pratiquement un plébiscite sur le projet de Correa, en opposition au projet d’un pays de ceux qui, pour une raison ou une autre, n’étaient pas avec Correa. Et cela montre que dans ce type d’appels au plébiscite ou au référendum, le « non » finit généralement par l’emporter, parce que plusieurs « non » de différentes régions du pays se rassemblent au même endroit, contre une alternative qui est en faveur du « oui ». C’est ce qui s’est passé en Colombie avec le plébiscite pour la paix. Ce n’est pas que la paix a perdu, mais plutôt que les ennemis du gouvernement ont gagné. Les ennemis qui existaient contre le gouvernement de l’époque, les secteurs de gauche, ont uni leurs forces pour produire un vote négatif contre la paix qui n’avait rien à voir avec ce que les Colombiens voulaient.
Rafael Correa n’a pas été autorisé à s’exprimer pendant la campagne. Ils lui ont interdit de parler, de montrer son image. C’était quelque chose de vraiment hors contexte. Un procureur colombien est allé livrer des preuves contre Arauz qui n’avaient aucun fondement. Donc, ce que je voudrais, c’est qu’en plus d’analyser les résultats tels qu’ils se sont produits, nous analysions l’environnement qui a entouré la campagne, qui a été totalement défavorable, sans garanties pour le candidat Arauz et – je le répète – dirigé par les pouvoirs en place qui peuvent être demain en Colombie, qui étaient déjà au Brésil et qui sont ceux qui ont réussi, d’une manière ou d’une autre, à faire basculer la région à droite. Je ne sais pas si Guillaume sera d’accord avec cette précision (…)

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