La Bible pour Constitution : l’essor de la droite évangélique au Brésil (analyse de Laurent Delcourt / CETRI)
L’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro est loin d’être le produit d’un malheureux concours de circonstances. Sa victoire à l’élection présidentielle d’octobre 2018 est aussi le résultat d’une puissante lame de fond portée, entre autres, par l’essor spectaculaire des cultes évangéliques dans le pays à partir du dernier quart du 20e siècle.
Implantées dans les quartiers populaires, désertés par les pouvoirs publics, leurs églises (pentecôtistes et néo-pentecôtistes principalement) se sont rapidement révélées être de redoutables instruments de socialisation et de propagande politiques au service des élites conservatrices. Séduits par ses prises de position et ses constantes références à la religion, les évangéliques ont joué un rôle décisif dans la victoire du candidat d’extrême droite, non seulement en mettant à sa disposition leurs réseaux, leurs canaux de communication et leurs ressources, mais aussi en participant à la construction de son image d’« homme providentiel ».
« Dieu a lui-même conçu un grand projet pour la Nation. Et il est de notre responsabilité de le mettre en oeuvre ». La formule tirée d’un livre [1] publié en 2011 par le fondateur de la puissante Église universelle du royaume de Dieu, Edir Macedo, paraît aujourd’hui tristement prémonitoire. Moins d’une décennie plus tard, le rêve du richissime pasteur, homme d’affaires et patron de médias est pratiquement devenu réalité. Avec l’élection de Jair Messias Bolsonaro à la tête du pays, vécue par les évangéliques brésiliens comme « providentielle », les stratégies de conquête du pouvoir mises en œuvre par l’évangélisme politique ont fini par payer. Devenue l’une des principales forces politiques au Congrès et l’alliée la plus fidèle du président, cette « nouvelle droite religieuse » a désormais toutes les cartes en mains pour imposer son agenda rétrograde et sa vision étriquée de la société.
Mutation du paysage religieux
Remise en question de la laïcité et de la neutralité religieuse de la Constitution, croisade morale contre l’avortement et les avancées en matière d’égalité des genres, appel au rétablissement de la famille traditionnelle, à l’enseignement obligatoire de la Bible dans les écoles et à l’éradication des croyances afro-brésiliennes ou indigènes, stigmatisation des minorités, elle menace aujourd’hui plus que jamais les fondements de la jeune démocratie brésilienne et participe à l’instauration d’un dangereux climat d’intolérance religieuse. Comment en est-on arrivé là ?
La réponse la plus évidente est à trouver dans la mutation du paysage religieux au Brésil. Peu de pays dans le monde ont connu un processus de conversion aussi massif, profond et rapide à la foi évangélique. Alors que 92 % des Brésiliens se déclaraient encore catholiques en 1970, ils n’étaient plus que 64 % en 2010, et ne devraient plus représenter que la moitié de la population en 2022, lorsque le pays fêtera son bicentenaire (Oualalou, 2018). Loin de traduire un phénomène de sécularisation, au sens wébérien du terme, cette fuite des fidèles s’est faite surtout au profit des églises évangéliques d’obédience pentecôtiste et néo-pentecôtiste. D’origine ou d’inspiration principalement étasunienne, ces « églises du réveil » n’ont cessé d’étendre leur emprise sur les périphéries urbaines pauvres des grandes villes et les jeunes municipalités établies dans les zones de frontières, peuplées majoritairement de migrants (Mato Grosso et Etats amazoniens). En moins de quarante ans, les évangéliques sont ainsi passés de 4 % à près de 29 % de la population [2]. Et, pour autant que le rythme actuel des conversions se poursuive [3], la proportion d’évangéliques devrait dépasser celle des catholiques en 2030 pour atteindre 40 % de la population du pays.
Les raisons d’un tel engouement ont abondamment été discutées. Elles renvoient aux caractéristiques intrinsèques des différents courants évangéliques autant qu’aux aspirations d’une population souvent déracinée ou en rupture de ban. S’implantant dans des contextes marqués par la précarité des conditions d’existence, la généralisation des stratégies de survie, un individualisme croissant et la montée exponentielle de l’insécurité, les églises évangéliques sont apparues comme une réponse à la dissolution du tissu social et à la perte de repères qui en découle. Tirant profit de l’absence de l’État (et de ses structures sociales) et de la perte de terrain de l’Église catholique militante, inspirée principalement de la théologie de la libération [4], dans ces zones déshéritées, elles y créent de nouvelles formes de socialisation et de solidarité arc-boutées sur de petites communautés autonomes, repliées sur elles-mêmes et regroupées autour de leur pasteur, lequel administre à la fois le culte et organise la vie des fidèles au travers de multiples activités. Groupes de prière, de discussion et d’entraide, ateliers de formation, activités de loisirs (banquets, matchs de football, tourisme religieux, etc.), collecte et distribution de dons sont ici conçus et vécus comme autant de moyens d’assurer la cohésion du groupe, de resserrer les liens communautaires et de retremper les solidarités (Oualalou, 2018).
Mais le pouvoir d’attraction de ces églises tient aussi à leur accessibilité, leur plasticité et la simplicité de leur message. Proposant un modèle de spiritualité de proximité, une lecture littérale de la Bible, une relation personnelle avec le divin et une liturgie participative et épurée à l’extrême, centrée tantôt sur la rédemption individuelle tantôt sur la réussite personnelle, à travers le seul acte de foi, la participation au culte et aux activités connexes, elles sont particulièrement bien adaptées à la religiosité populaire, à l’individualisation des croyances et à la généralisation de la société de consommation.
Participant à l’émergence d’un véritable marché de biens spirituels, leur prolifération, sous des dénominations multiples (Église universelle ; Assemblée de Dieu, Église mondiale du pouvoir de Dieu, Église internationale de la grâce de Dieu, etc.), a enfin été rendue possible par une forme de prosélytisme agressif qui s’appuie massivement sur les médias traditionnels (radios, télévision, maisons d’édition) et les nouvelles technologies de l’information et de la communication. L’Église universelle, qui s’est ainsi bâti un véritable empire médiatique. Devenue un formidable outil de propagande et de dissémination de valeurs culturelles, la chaîne Record, rachetée par Edir Macedo, a fini par s’imposer comme le deuxième média du pays [5].
Au fil du temps, le profil social des évangéliques a lui aussi évolué. Désormais, la massification des cultes évangéliques ne se limite plus aux quartiers populaires et aux milieux modestes (Portail catholique suisse, 2019.). Les dynamiques générationnelles d’ascension sociale permises par l’augmentation générale du niveau de vie assurent aujourd’hui leur pénétration dans les nouvelles classes moyennes, où ils trouvent de nouveaux relais et canaux de diffusion. En donnant une caution morale et spirituelle à l’idéologie du mérite (la fameuse théologie de la prospérité), le phénomène ne va pas manquer d’avoir d’importantes répercussions sociales et politiques, dont on commence seulement à mesurer les effets.
Politisation du mouvement évangélique brésilien
Jusqu’au début des années 1990, la présence de l’évangélisme dans l’espace politico-médiatique était relativement discrète, marginale, voire folklorique. Les évangélistes ont longtemps répugné à s’engager en politique, se contentant tout au plus de défendre leurs droits en tant que minorité religieuse et d’obtenir quelques avantages de la part l’État (exemption de l’impôt et reports de dettes par exemple). Mais l’essor des Églises pentecôtistes et néo-pentecôtistes, couplé au sentiment de panique morale généré par la montée en puissance et la reconnaissance des revendications portées par les mouvements féministes et LGBT, sous les gouvernements pétistes (2003-2016) en particulier, vont bientôt changer la donne.
Apparues dans le paysage religieux à la fin des années 1970, les églises néo-pentecôtistes connaissent d’emblée un succès fulgurant, à l’instar de l’expansion vertigineuse de l’Église universelle du règne de Dieu, fondée en 1978 par Edir Macedo, au point de devenir rapidement le premier courant évangélique au Brésil.
Ce qui distingue ces évangélistes dits de la troisième vague par rapport à leurs prédécesseurs [6], c’est d’une part leur forte présence dans l’espace public à travers l’organisation de shows religieux dans d’immenses temples et l’utilisation massive d’un marketing agressif, inspirée du télévangélisme de leurs proches cousines ou maisons-mères nord-américaines. Et d’autre part, la propagation d’une doctrine singulière reposant sur deux piliers idéologiques : la théologie de la prospérité et l’idéologie de la « guerre spirituelle ». (…)
(…) Lire la suite de l’article ici