Le Brésil, une démocratie militarisée (Maud Chirio / The Conversation)

Lorsque l’ancien capitaine parachutiste Jair Bolsonaro est investi à la présidence de la République brésilienne, le 1er janvier 2019, la forte militarisation de son gouvernement attire peu l’attention des observateurs. Elle inquiète moins que l’extrême radicalité des propos du nouveau président, ses appels à la violence et le profil ultraconservateur de certains ministres civils, comme les climatosceptiques Ricardo Salles et Ernesto Araujo, qu’il nomme respectivement à l’environnement et aux relations extérieures.


Journée de l’armée, à Sao Paulo, le 18 avril 2019. Miguel Schincariol / AFP

Maud Chirio est maître de conférences en histoire contemporaine, à l’Université Gustave Eiffel.  Elle est co-présidente et membre fondatrice de l’association Réseau Européen pour la Démocratie au Brésil (Red.br)

Ce dernier, fidèle trumpiste et disciple du pseudo-philosophe d’extrême droite Olavo de Carvalho, incarne même ce que les journalistes baptisent « l’aile idéologique » du gouvernement, la plus encline au conspirationnisme, à la rupture sur la scène internationale et à la désignation d’ennemis dans la « guerre culturelle » que les bolsonaristes entendent mener. Elle serait opposée à une « aile militaire » plus modérée, composée du vice-président, le général Hamilton Mourão, et du tiers du cabinet qui porte l’uniforme, en particulier les figures fortes que sont les généraux Augusto Heleno (chef du Cabinet de sécurité institutionnelle, centrale de renseignement directement liée à la présidence) et Braga Netto (chef de cabinet de la présidence à partir de février 2020).

La militarisation progressive du pouvoir

Au fil des mois, la militarisation du gouvernement et de toute l’administration gouvernementale ne fait que s’accentuer : 7 des 23 ministres sont des officiers en janvier 2019 ; au début 2020, le gouvernement intègre deux hommes en armes supplémentaires aux postes stratégiques de chef de cabinet de la présidence et de ministre de la Santé. Parallèlement, le nombre d’officiers dans l’administration connaît une inflation étourdissante, tandis que les directions de grandes entreprises publiques sont confiées à des généraux. Il s’agit donc d’une militarisation de l’ensemble du régime.

L’alliance entre le clan bolsonariste et les états-majors est émaillée de frictions, que les militaires ne cessent de présenter comme des signes d’autonomie et même de maintien d’un « apolitisme » de l’institution armée, afin de préserver leur image publique et des portes de sortie.

Pourtant, plusieurs dynamiques sont évidentes : premièrement, la présidence utilise le corps des officiers comme sa base politique, un « parti militaire » à qui distribuer des postes, des prébendes, et de qui attendre un soutien sans faille dans le rapport de forces avec l’opposition et d’autres institutions d’État.

L’hostilité que Bolsonaro et ses partisans vouent à la Cour suprême (Supremo Tribunal Federal, ou STF) depuis que ses juges ont commencé à émettre des signes en faveur de la restitution des droits de l’opposition (l’ex-président Lula au premier chef), est par exemple encouragée par les généraux qui entourent le président.

C’est d’ailleurs sous la pression publique, via Twitter, du commandant en chef de l’armée Villas-Boas, que le STF avait décrété l’incarcération de Lula en avril 2018. À quelques jours du premier tour de la présidentielle, en octobre 2018, l’un des fils Bolsonaro avait déjà promis que « pour fermer le STF il suffirait d’un caporal et un soldat ». Depuis l’élection, nombreux sont les épisodes de menaces explicites de Bolsonaro envers les juges, appuyées par des manifestations de militants bolsonaristes dans la rue ou en ligne, mais aussi par des généraux qui mettent en scène l’affrontement entre leur corporation et la haute Cour.

Deuxièmement, l’écrasante majorité des généraux considère – ou considérait jusque très récemment – Jair Bolsonaro comme le meilleur défenseur de leurs intérêts et des politiques qu’ils souhaitent mener. Il existe en effet plus de divergences de forme que de fond entre l’« aile idéologique » et l’« aile militaire ». Tous ces acteurs évoluent dans des imaginaires ultraconservateurs, où la « gauche » doit être exclue du jeu politique ; où l’Occident est en « guerre culturelle » contre des idéologies hostiles à l’unité des nations, à leurs traditions chrétiennes, à l’ordre social et domestique ; où le « communisme » n’est pas mort et la dictature militaire (1964-1985) est un âge d’or où il a été courageusement combattu ; où les démocraties occidentales sont agonisantes et dans l’attente d’une régénération. Ces imaginaires communs sont la raison pour laquelle les états-majors ont très tôt (dès 2014) coopté Bolsonaro et ont ensuite contribué décisivement à son accession au pouvoir.

Une armée qui n’a jamais vraiment renoncé au pouvoir

La militarisation du pouvoir brésilien est donc le résultat d’un pacte scellé entre l’outsider fascisant Bolsonaro et des généraux ultraconservateurs désireux de se rapprocher, voire de revenir au pouvoir. Ce phénomène contredit la représentation qui était la nôtre de la trajectoire politique du pays : celle d’une transition démocratique consolidée, qui avait pour clés de voûte non seulement la soumission des forces armées au pouvoir civil, mais également leur renoncement à tout agenda politique. Comment comprendre cette situation ? Trois ensembles de facteurs semblent à considérer, à différentes échelles de temps. (…)

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