Brésil: un état des lieux (Laurent Delcourt / CETRI)


La victoire du candidat d’extrême droite, Jair Bolsonaro, aux élections présidentielles d’octobre 2018 a marqué un tournant majeur dans la trajectoire du plus grand pays d’Amérique latine. Trois ans après son investiture, quel bilan peut-on tirer de sa présidence ? Entretien avec Laurent Delcourt (chargé d’études au CETRI / Centre Tricontinental) réalisé par Global Initiativ’ (UCL).

Jair Bolsonaro pendant une course de moto à Rio de Janeiro, 23 mai 2021.
Photo : Alan Santos

GI – Au Brésil, la barre des 600 000 décès liés au covid-19 a été franchie en octobre 2021. La gestion de la crise sanitaire par Bolsonaro a été pointée du doigt pour expliquer cette hécatombe. Son attitude face à la pandémie peut-elle aussi être interprétée comme une manœuvre stratégique pour affaiblir ses adversaires politiques ?

LD – Oui, bien entendu. On pourrait être tenté de voir dans l’attitude de déni de Bolsonaro uniquement de l’irresponsabilité ou de la négligence. C’est ce qui transparaît souvent dans la presse. Mais l’on doit aller au-delà d’une telle interprétation pour bien saisir les motivations profondes qui commandent l’action de son gouvernement. Les discours conspirationnistes du président brésilien masquent en réalité une sorte de pragmatisme froid et calculateur qui poursuit des objectifs économiques et politiques bien compris.

Il faut ici rappeler que la relance de l’économie brésilienne, en récession depuis 2013-2014, était l’une de ses principales promesses de campagne. Or, avant même que l’épidémie n’éclate, les indicateurs socio-économiques n’étaient pas bons. Ils étaient même franchement mauvais. La croissance n’avait pas décollé en dépit des réformes entreprises par le très néolibéral ministre de l’Économie de Bolsonaro, Paulo Guedes, et – conséquences de ces mêmes réformes – la pauvreté n’avait cessé d’augmenter et les inégalités de se creuser.

Dans un tel contexte, il était plus commode pour le gouvernement Bolsonaro de se poser en victime de quelque chose qu’il ne pouvait maîtriser que d’assumer pleinement l’échec de sa politique économique, qui sera mise sur le compte des mesures de restrictions mises en place par les préfets (maires) et les gouverneurs, lesquels n’ont cessé de dénoncer l’inaction du gouvernement face à la pandémie. La stratégie de Bolsonaro avait en fait deux objectifs : affaiblir ses ennemis politiques, en les accusant de nuire, par leurs mesures sanitaires, à l’économie ; et redorer l’image du gouvernement, qui endossait dès lors le costume de principal pourfendeur des restrictions aux libertés publiques et de champion des libertés économiques.

Il vaut peut-être la peine ici de rappeler que ces mesures étaient rejetées par bonne partie de la population, dans les quartiers populaires en particulier, mais aussi dans les milieux d’affaires et au sein de catégories bien circonscrites : militaires, évangéliques, petits entrepreneurs, etc. Conscient de la très forte impopularité de ces mesures, fin mars 2020, le président d’extrême droite avait même été jusqu’à lancer une vaste campagne de propagande intitulée « O Brasil não pode parar » (Le Brésil ne peut s’arrêter (de travailler)) financée sur fonds publics. Ensuite, il s’est livré à une véritable entreprise de sabotage des restrictions mises en place par les États fédérés et les municipalités, n’hésitant pas à appeler ses partisans à descendre dans la rue pour les défier.

Ce n’est pas tout. Les preuves s’accumulent aujourd’hui qui montrent que le gouvernement a dès le départ (et discrètement) misé sur la stratégie qui lui semblait la plus à même de répondre à son obsession pour la relance économique, à savoir une stratégie du laisser-faire visant l’immunité collective, et ce quel qu’en soit le prix. Une étude publiée par la Faculté de santé publique de l’Université de São Paulo début 2021 va d’ailleurs dans ce sens, en soutenant que le gouvernement a sciemment adopté une « stratégie institutionnelle de propagation du coronavirus ». Il s’agirait donc d’un plan volontariste, délibéré, prémédité. Pour tirer cette conclusion, ses auteurs se sont appuyés sur les actes législatifs et réglementaires produits par le gouvernement, sur les nombreuses entraves posées par le pouvoir fédéral à la lutte contre la maladie menée par les entités fédérées et les municipalités et, enfin, sur les discours du président, dont le seul et unique but semble être de discréditer les autorités sanitaires et d’affaiblir l’adhésion de la population aux mesures sanitaires.

Bref, il est indéniable que Jair Bolsonaro a tenté d’instrumentaliser cette crise à des fins politiques. Mais cette stratégie, payante au début, s’est finalement retournée contre lui, à mesure que le Brésil rejoignait le peloton de tête des pays les plus touchés par la pandémie. À la fin de l’année 2021, on recensait déjà près de 620 000 décès des suites du Covid-19. Un chiffre sans doute sous-évalué. Accusé d’avoir sciemment aggravé la situation, le président d’extrême droite est très vite devenu la cible de critiques de plus en plus nombreuses et incisives, y compris dans son propre camp.

GI – Le revenu d’urgence qui a été mis en place pour aider les plus affectés par la crise est assez étonnant au regard de la politique menée par Jair Bolsonaro. Comment expliquer cette aide octroyée par le gouvernement brésilien ?

LD – Précisons d’abord de quoi l’on parle. L’aide en question – appelée Auxílio Emergencial – est une allocation de 600 reais (environ 90 euros) octroyée par l’État fédéral depuis avril 2020 aux travailleurs du secteur informel, aux familles les plus vulnérables, bénéficiaires de la Bolsa Família , et aux micro-entrepreneurs, et destinée à réduire l’impact économique de la crise sanitaire. Elle bénéficie à environ 68 millions de personnes. Prévue au départ pour une période de trois mois, elle a systématiquement été reconduite, quoique les montants versés ont diminué depuis et sont aujourd’hui distincts en fonction de la catégorie à laquelle appartient l’ayant droit (célibataire, mère isolée, etc.).

Reste que le gouvernement Bolsonaro n’est pas à l’origine de cette aide, calquée sur des mesures prises par d’autres gouvernements contrairement à ce que l’on croit. Son ministre de l’économie, Paulo Guedes, ultralibéral convaincu, défenseur de l’orthodoxie budgétaire, y était d’ailleurs farouchement opposé, avant d’en accepter le principe, du moins pour une durée et un montant limités. En réalité, c’est le pouvoir législatif (en l’occurrence ici le Congrès) qui est à l’origine de l’initiative sur proposition de l’opposition, de gauche principalement. Ironie du sort, celle-ci n’en tirera aucun bénéfice politique : les élections municipales d’octobre/novembre 2020 sont même un échec cuisant pour elle. C’est Bolsonaro qui, politiquement, en récoltera alors les fruits. On sait en effet que cette allocation a contribué à renforcer la popularité du président – du moins au cours de la première année de la pandémie –, en particulier dans les quartiers les plus pauvres où règnent la débrouille et l’informel. Dans de nombreux cas, cette allocation doublait les revenus du ménage.

GI – Il y a un an (en janvier 2021), Jair Bolsonaro déclarait : « Le Brésil est en faillite et je ne peux rien y faire ». Que peut-on dire de la situation économique du Brésil aujourd’hui ?

LD – Qu’un président en exercice fasse un tel aveu peut paraître curieux. Mais il s’agit ici encore de se dégager de toute responsabilité, en attribuant à la crise sanitaire (et à ceux qui ont fermé l’économie du pays) la responsabilité de cet échec. Quoi qu’en disent certaines projections optimistes portant sur l’après-crise, les perspectives économiques ne sont pas bonnes pour le Brésil. Le chômage est reparti à la hausse et a atteint son niveau le plus élevé depuis 2014, les déficits se creusent, la dette explose, l’inflation atteint de nouveaux sommets et les prévisions de croissance sont au plus bas (bien en dessous, en tout cas, de celles d’autres pays émergents ayant la même voilure que le Brésil), en dépit des politiques d’austérité, de privatisation, de flexibilisation et de déréglementation adoptées par le gouvernement Bolsonaro, de même que par son prédécesseur, Michel Temer.

Dans le même temps, la pauvreté n’a cessé de croître, les inégalités se sont renforcées et la faim – qui avait pratiquement été éradiquée sous les présidences de Lula et Dilma Rousseff – a fait son grand retour dans le pays. Une situation qui risque d’empirer avec la fin programmée des allocations d’urgence : on s’attend à un doublement du nombre de pauvres et d’extrêmement pauvres.

Sur le long terme, on observe aussi une tendance des plus alarmantes : la désindustrialisation progressive du pays, symbolisée l’année passée par l’annonce du départ de l’entreprise Ford – plusieurs milliers d’emplois perdus. Or, Ford n’est pas la seule entreprise à quitter le pays. Le laboratoire pharmaceutique suisse Roche, la société allemande Mercedes-Benz et le Japonais Sony ont également annoncé leur retrait.

À une échelle plus macro, le Brésil est aujourd’hui le pays qui où les investissements directs étrangers ont le plus diminué parmi les principaux pays émergents dans le monde. Les investissements dans l’économie réelle (d’après une récente étude) seraient à leur niveau le plus bas depuis 53 ans. À cette dangereuse tendance à la désindustrialisation s’associe une autre tendance tout aussi préoccupante : celle de la reprimarisation de l’économie.

GI – Sa gestion de la crise est lourdement décriée au niveau international. Pourtant, à domicile, sa popularité est encore élevée. Comment expliquer ce phénomène. Bolsonaro a-t-il un espoir d’être réélu ?

LD – En réalité, son taux d’approbation n’a jamais été aussi bas depuis son investiture. En décembre 2021, à peine 19 % des Brésiliens approuvaient complètement son action, tandis 53 % d’entre eux la désapprouvaient. En février, ces taux étaient respectivement de 28 % et 39 %. Une chute de popularité de 10 à 15 points donc. Mais qui n’est pas anormale pour un président en exercice. Ce qui étonne, c’est sa résilience. En dépit de la dégradation de la situation socio-économique, de sa gestion chaotique de la crise sanitaire, et de la multiplication des affaires et scandales dans lesquels lui et son clan familial sont impliqués, il peut encore compter sur une base électorale assez solide. Même si aujourd’hui, une majorité de Brésiliens est favorable à sa destitution, 20 % de l’électorat lui reste dévoué corps en âme. Il s’agit principalement de militants bolsonaristes de la première heure, policiers et militaires, propriétaires terriens, commerçants et petits entrepreneurs, chauffeurs routiers, évangéliques, etc.… et complotistes de tout poil. Ce n’est pas rien dans un pays où le vote est très volatile.

Tous les sondages prédisent d’ailleurs qu’il affrontera Lula au second tour des prochaines élections présidentielles (octobre 2022). Certes avec respectivement 22 % et 44 % des intentions de vote, au premier tour, Bolsonaro a très peu de chance de l’emporter face à Lula, au second. Celui-ci va sans nul doute capter l’essentiel du vote populaire. Et peut-être aussi une partie du suffrage des classes moyennes blanches et des élites économiques, de moins en moins enclines à soutenir celui qu’elles ont contribué à propulser à la tête du pays, car de plus en plus déçues par sa gestion, horrifiées par ses frasques et inquiètes quant à l’avenir du pays. Mais l’appui qu’elles donneront à Lula sera un appui par défaut. Il ne sera pas gratuit. Il donnera lieu à d’importantes concessions. Le rapprochement récent entre Lula et Alckmin, vieil adversaire de l’ex-président de gauche et principal représentant des élites du Sud du pays, préfigure déjà ce grand marchandage. (…)

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