Brésil.Trente-et-un morts dans les zones rurales, aucune condamnation (Cova Medida / Autres Brésils)

Un an après, 61% des enquêtes sur les assassinats dans les campagnes n’ont pas été résolues et personne n’a été condamné. Ce reportage spécial de « Cova Medida » apporte une radiographie inédite de la violence dans les campagnes et révèle l’impunité face aux assassinats de trente-et-un paysans « sans-terre », d’autochtones et de militants écologistes tués pendant la première année du gouvernement Bolsonaro. Voici le profil des victimes, le mobile des crimes et le drame des familles endeuillées.

Traduction de Regina M. A. MACHADO pour Autres Brésils
Relecture de Marie-Hélène BERNADET

 Photo: Greenpeace / Daniel Beltrá

Ler em português: Reporter Brasil / Cova medida : « Após um ano, 61% das investigações de assassinatos no campo não foram concluídas ; ninguém foi condenado »


Les trente-et-une victimes de la violence dans les zones rurales au Brésil pendant la première année du gouvernement Bolsonaro ont un prénom, un nom et un historique de défense de la terre. Ce qu’elles n’ont pas, c’est la justice. Plus d’un an a passé et personne n’a été condamné. Seul un crime a été établi : celui concernant un indigène dans l’Amapá, lequel serait mort, selon le Ministère Public Fédéral, noyé. Cette version est contestée par sa famille, puisque le corps de la victime présentait des blessures.

Dix-neuf autres enquêtes n’ont pas été achevées (61%), même un an après, et l’un des cas est entre les mains du Ministère Public. Pour dix d’entre eux (32%) la phase d’enquête policière a été close mais ils restent en attente de jugement. Parmi ces derniers, six concernent le même épisode, la Chacina de Baião, dans l’État du Pará. Seulement pour sept de ces assassinats il y a eu prison préventive des suspects, en majorité des propriétaires terriens ou de leurs agents de sécurité, mais pour quatre de ces épisodes, tous ont été libérés.

Ces données font partie d’une enquête menée par Repórter Brasil, sur la base d’un rapport de la Commission Pastorale de la Terre (CPT), et elles ont été rassemblées dans l’espace multimédia Cova Medida, qui donne une radiographie inédite de la violence – et de l’impunité – dans les campagnes.

« L’impunité est une disposition structurelle, dans laquelle les victimes de la violence gardent leur condition historique d’invisibilité, même lorsqu’elles sont éliminées », analyse Paulo César Moreira, coordinateur de la CPT. Cette organisation élabore, depuis plus de trois décennies, un rapport annuel sur les conflits en milieu rural.

L’invisibilité dont parle Moreira se rapporte au profil des victimes. Celles exécutées en 2019 étaient majoritairement des hommes (93%), habitants des États de l’Amazonie Légale (87%), liés aux paysans sans-terre (35%), ou alors des indigènes morts en défendant leur territoire (25%). Des travailleurs pauvres, qui souvent vivaient déjà sous la menace et qui rêvaient d’un lopin de terre pour survivre – un droit qui leur a été assuré par la Constitution. Parmi les assassinés, il y a aussi un employé de la Funai.

Le Cova Medida montre aussi que la majorité de ces affaires concerne la dispute pour la terre (39%) ou pour la défense de territoires indigènes (29%). Mais il y a aussi des épisodes liés à la législation du travail et même un crime de haine, comme le renversement d’une personne âgée lors d’une manifestation du Mouvement des Travailleurs Ruraux sans Terre, à Valinhos (SP).

La brutalité de certains meurtres témoigne de la haine et des préjugés contre les habitants des campagnes. Outre le militant du MST écrasé, l’écologiste Rosane Silveira, de Nova Viçosa (BA), a été trouvée pieds et mains liés, avec des signes d’étranglement, en plus d’avoir été poignardée et d’avoir reçu une balle dans la tête.

Parmi les personnes suspectées ou faisant l’objet d’une enquête policière, ou encore accusées par le Procureur, il y a des grands propriétaires ruraux, les agents de sécurité privés qu’ils ont engagés, des chasseurs, ainsi que des bûcherons et des grileiros (accapareurs de terres). Mais il y a des cas pour lesquels les enquêteurs n’ont aucune piste, ainsi que des situations de précarité de la police, comme un meurtre dans le Sud de l’Etat d’Amazonas où il n’y a même pas eu de rapport de police et un autre, dans le Mato Grosso, ou, dans le commissariat concerné, il n’y avait pas de commissaire.

La durée prévue dans le code de procédure pénale pour une enquête policière est de trente jours – un délai rarement respecté dans les cas d’homicides, urbains ou ruraux. « Des recherches sur l’homicide au Brésil et ailleurs dans le monde montrent que, lorsque les affaires sont éclaircis, cela arrive généralement dans un délai d’un an. Les mois passant, les chances d’élucidation se réduisent parce que le temps efface les traces, diminue la pression sur les autorités et les témoins peu à peu oublient les détails », affirme l’avocat et gérant de l’Institut Je Suis pour la Paix (Instituto Sou da Paz), Bruno Langeani. En d’autres termes, les 61% des cas qui sont en ce moment entre les mains de la police peuvent ne jamais arriver au judiciaire. Et s’ils y arrivent, leur jugement risque d’attendre encore une dizaine d’années.

Entre les structures déficientes des institutions policières et la morosité du pouvoir judiciaire, l’impunité se répète autant dans les crimes récents que pour les plus anciens : des 1.496 cas de violence à la campagne entre 1985 et 2018, seulement 120 d’entre eux, soit 8%, ont été jugés, selon une enquête de la CPT. Repórter Brasil a aussi enquêté sur cinq assassinats qui se sont produits depuis plus d’une décennie, pour comprendre si le facteur temps collabore avec la justice : dans un seul d’entre eux il y a eu jugement, condamnation et prison du responsable.

En plus de réduire des vies et des luttes au silence, la violence porte préjudice aussi aux investigations. « En raison du nombre de morts, il est difficile d’obtenir des témoignages. Les gens ne veulent pas s’engager et ça finit par compromettre l’investigation », affirme le procureur agraire d’Altamira, dans l’État du Pará, Nayara Santos Negrão. Le procureur agraire de Pernambuco, Edson Guerra, est aussi d’accord, ajoutant que quelques crimes ne laissent pas de traces : « Personne ne veut parler à cause de la peur. C’était un acte planifié, bien articulé, parce qu’il n’y avait aucune preuve », a-t-il affirmé à Repórter Brasil au sujet du cas d’une victime décrit par Cova Medida (…)

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