Ce qui change pour les femmes
Depuis quelques années, des dirigeantes ont pris la tête d’Etats latino-américains. L’émergence de ces figures politiques de premier rang suggère une amélioration — souvent timide — de la condition des femmes dans la région. Permettra-t-elle de l’accélérer ?
Le 9 mars 2001, le maire de Bogotá, M. Antanas Mockus, proposait une singulière réponse à la domination masculine traditionnelle en Colombie : de 19 h 30 à 1 heure du matin, seules les femmes étaient autorisées à circuler en ville. Soucieux d’équité, M. Mockus livrait la ville aux réjouissances exclusivement masculines la semaine suivante, dans les mêmes conditions. Les femmes d’un côté, les hommes de l’autre ? Il arrive que les progrès dans l’égalité entre hommes et femmes suivent d’autres voies, notamment dans le domaine politique. Et toutes les Latino-Américaines ne s’en plaignent pas.
Ces dernières années, quatre femmes ont occupé la fonction suprême sur ce continent. Quand elle prend la tête de l’Argentine, en 2007, de nombreux observateurs comparent Mme Cristina Fernández de Kirchner à sa concitoyenne Isabel Martínez de Perón (la première femme au monde à devenir présidente, en 1974). Toutes deux n’étaient-elles pas, avant tout, des « femmes de » : la première, épouse de l’ancien président Néstor Kirchner, chef de l’Etat de 2003 à 2007 ; la seconde, veuve de Juan Domingo Perón, au pouvoir de 1946 à 1955, puis de 1973 à 1974 ? Quatre ans plus tard, nul ne s’aventure plus à une telle comparaison : en octobre 2011, la présidente argentine devient la première femme réélue à la tête d’un Etat latino-américain, et ce avec 54 % des voix au premier tour. En Argentine, on ne parle plus de « Cristina Kirchner », comme au début de son premier mandat, mais de « Cristina Fernández », son nom de jeune fille.
L’Argentine n’est pas le seul pays où les femmes peuvent désormais se passer d’un époux illustre. Début 2006, Mme Michelle Bachelet, une ex-réfugiée politique qui a élevé seule ses trois enfants, prend la succession du socialiste Ricardo Lagos, dans un Chili où le divorce vient à peine d’être institué. En octobre 2010, au Brésil, c’est au tour d’une autre divorcée, Mme Dilma Rousseff, connue pour sa participation à des groupes guérilleros de gauche pendant la dictature des années 1960 et 1970.
Quelques mois auparavant, le Costa Rica découvrait que sa traditionnelle culture machiste n’avait pas empêché l’élection de Mme Laura Chinchilla (centre gauche).
Cette évolution des esprits s’est parfois accompagnée de l’introduction de systèmes de discrimination positive. L’Argentine a été pionnière, en 1991, avec sa loi de quotas imposant aux partis au moins 30 % de candidatures féminines. Avec 38 % de femmes au Parlement, elle figure aujourd’hui parmi les douze premiers pays pour ce qui est de la participation féminine au pouvoir législatif. Depuis, onze nations de la région lui ont emboîté le pas (Bolivie, Brésil, Costa Rica, Equateur, Honduras, Mexique, Panamá, Paraguay, Pérou, République dominicaine, Uruguay).
« Ici, l’élection de femmes comme Michelle Bachelet s’explique surtout par le fait qu’elles donnent l’image de personnes moins corrompues », explique Mme Maria de Los Angeles, directrice de la Fondation Chile 21, à Santiago du Chili. Jusqu’alors exclues du pouvoir, elles apparaissaient peu dans les scandales de détournements de fonds — une caractéristique qui disparaît avec leur implication en politique. La parité promue par Mme Bachelet ne lui a d’ailleurs pas survécu. La moitié des ministères de son premier gouvernement étaient occupés par des femmes ; dans l’équipe de son successeur de droite, M. Sebastián Piñera, ce n’est plus le cas que de 18 % d’entre eux.
La bonne volonté du pouvoir exécutif ne suffit pas. A son arrivée au palais présidentiel du Planalto, à Brasília, Mme Rousseff a annoncé sa volonté de promouvoir les femmes — un choix moqué par la presse, qui a qualifié son gouvernement de « République sur talons hauts ». Elle n’est parvenue à en placer qu’à la tête de 24 % des ministères et 21 % des postes dits de « second niveau », c’est-à-dire les cabinets et les grandes entreprises publiques. Les nominations dépendent des formations politiques de la coalition, qui, hormis le Parti des travailleurs (PT), sont peu enclines à la discrimination positive. Selon l’étude de la Banque interaméricaine de développement (BID), en 2009, les femmes occupaient 16 % des postes de président et de secrétaire général des partis latino-américains, et représentaient 19 % de la hiérarchie des comités exécutifs.
Au Venezuela, elles ont été les plus actives dans les mécanismes de gouvernement participatif mis en place par le président Hugo Chávez au cours de la dernière décennie. Consciente que son propos pourrait être taxé de « cliché », la sociologue Margarita López Maya, de l’Université centrale du Venezuela à Caracas — et candidate aux législatives de 2010 pour le parti d’opposition Patria Para Todos —, explique : « Hier comme aujourd’hui, les niveaux intermédiaires de pouvoir restent occupés par des hommes. Les femmes participent quand il s’agit de questions concrètes, et sont moins intéressées par le jeu politique. » Certes, trois femmes sont à la tête des organes de pouvoirs publics ; mais, selon la sociologue, « elles ont été choisies pour leur loyauté envers le président Chávez, et pour attirer le vote féminin ».
Les femmes au pouvoir sont-elles d’ailleurs plus soucieuses de faire avancer les droits de leur sexe ? Rien n’est moins sûr, nuance María Flórez-Estrada Pimentel, sociologue à l’université du Costa Rica : « Elles bousculent l’ordre social traditionnel, mais cela ne signifie pas qu’elles adoptent une posture progressiste. En Amérique centrale, les présidentes ont été et restent très conservatrices, sur les questions économiques comme sur les questions de société — y compris celles touchant directement les femmes, comme le droit à l’avortement. » Hormis Cuba, où l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est autorisée, et la ville de Mexico, où les députés de l’assemblée locale l’ont votée, cette question — en dehors des cas de viol ou lorsque la vie de la mère est en danger — reste taboue dans la région.
Blocage sur le droit à l’avortement
En octobre 2010, les militantes féministes brésiliennes ont été surprises par la violence avec laquelle le thème s’est invité dans la campagne présidentielle. Elles gardent encore à l’esprit ces vidéos postées sur Internet montrant des fœtus morts. Visionnées des millions de fois, celles-ci mettaient en scène des pasteurs évangéliques appelant à voter contre Mme Rousseff, qui s’était prononcée il y a quelques années en faveur de la fin de la criminalisation de l’avortement. M. José Serra, l’adversaire de la candidate du PT, pourtant connu pour ses positions progressistes sur les questions de société, y a vu une chance de renverser l’élection. Il a commencé à faire campagne Bible à la main, pendant que sa femme vilipendait dans les quartiers populaires ceux qui veulent « tuer les petits enfants », taisant le fait qu’elle avait elle-même eu recours à l’avortement dans les années 1970, selon les révélations du quotidien Folha de São Paulo. Acculée avant le second tour, Mme Rousseff a signé une lettre dans laquelle elle s’engageait à ne pas envoyer de projet de loi au Congrès sur la légalisation de l’IVG.
Pourtant, les avortements clandestins, estimés à quelque huit cent mille par an au Brésil, ont des conséquences dramatiques : près de deux cent cinquante mille femmes souffrent d’infection ou de perforation de l’utérus, et le taux de mortalité est de soixante-cinq femmes pour cent mille femmes enceintes, ce qui en fait une question de santé publique (1). « Je crois qu’il y a vingt ans il aurait été plus facile qu’aujourd’hui de faire avancer ce débat », estime Maria Luiza Heilborn, chercheuse au Centre latino-américain de la sexualité et des droits humains (CLAM), à l’université de l’Etat de Rio de Janeiro.
En obtenant de Mme Rousseff un engagement écrit, les Eglises se sont assurées que la dépénalisation de l’avortement ne serait plus à l’ordre du jour. Car au Congrès, où la présence de députés religieux a été multipliée par deux (pour atteindre soixante-trois sièges) aux dernières élections, plus de trente projets sont en attente pour demander au contraire un durcissement des règles de l’avortement légal ou l’interdire, même en cas de viol ou de danger pour la vie de la mère. « Ils ne seront jamais votés, mais ils paralysent toute discussion progressiste », déplore Heilborn. La difficulté, poursuit-elle, « vient de ce que les conservateurs ont désormais un discours moderne, en se voulant les sauveteurs des fœtus au nom des droits humains et non plus au nom de la famille ou de valeurs morales ».
« C’est une immense hypocrisie : celles qui peuvent payer pour avorter le font tranquillement ; les cliniques ne se cachent pas, elles ont même la protection de policiers corrompus », assène-t-elle encore. Selon une étude de l’université de Brasília publiée en 2010, une femme sur cinq a déjà avorté au Brésil (2). « Malgré cela, le droit à l’IVG reste absent de l’imaginaire social. Même celles qui y ont eu recours se disent contre, et présentent leur propre décision comme une exception », dit Maria José Rosado, qui dirige l’Association catholique pour le droit de choisir.
Le seul pays de la région à avoir fait marche arrière est le Nicaragua. En 2006, la hiérarchie catholique a procédé à une démonstration de force en concluant un accord avec M. Daniel Ortega, alors en quête de soutiens pour sa reconquête du pouvoir. Dès son élection, le sandiniste a fait changer la législation qui permettait jusqu’alors aux femmes victimes de viol d’interrompre leur grossesse. L’avortement est désormais interdit dans toutes les situations. « C’est la preuve que ce débat n’a rien à voir avec la gauche et la droite », estime Heilborn. De fait, c’est dans la Colombie du très conservateur Alvaro Uribe (président de 2002 à 2010) que la Cour constitutionnelle a effectué le mouvement inverse. Elle a étendu l’autorisation d’avorter aux « problèmes de santé », en permettant une interprétation très large de ces derniers, qui peuvent être aussi de nature psychologique. Au Venezuela, malgré l’étude de différents projets de loi à l’Assemblée nationale depuis l’arrivée au pouvoir de M. Chávez, une dépénalisation est difficilement envisageable, du fait de l’union des religieux et des militaires, sans parler de l’opposition du président Chávez : « L’avortement est autorisé dans d’autres pays ; moi, vous pouvez me taxer de conservateur, mais je ne suis pas d’accord. Si un enfant naît avec un problème, il faut lui donner de l’amour », avait-il déclaré le 26 avril 2008. Le débat fait pourtant rage du fait de l’explosion du nombre de grossesses adolescentes au Venezuela. Selon la Société vénézuélienne de puériculture et de pédiatrie, en 2009, 20 % des accouchements étaient le fait de mères âgées de 10 à 18 ans.
En Uruguay, la décision du Congrès de légaliser l’IVG a fait l’objet d’un veto de M. Tabaré Vázquez (2005-2010), alors à la tête d’un gouvernement de centre gauche. Le 8 novembre 2011, le Sénat a relancé l’initiative : la légalisation sera très probablement votée. Elle est soutenue par 63 % de la population, et le président José Mujica a déjà fait savoir qu’il ne s’y opposerait pas.
Les pourparlers se poursuivent, tout comme en Equateur, en Bolivie et en Argentine, où cinq cent mille avortements clandestins ont lieu annuellement. Même si Mme Fernández s’y dit personnellement défavorable, une commission législative a rouvert le débat début novembre, et un projet de loi flexibilisant les conditions de l’IVG sera discuté dans les prochains mois. Pour le sociologue Mario Pecheny, le vote du Congrès argentin en faveur du mariage homosexuel, l’année dernière, est un précédent encourageant.
Percolation du féminisme
La grande préoccupation des femmes latino-américaines reste toutefois la violence. « Les féminicides, c’est-à-dire les meurtres de femmes parce qu’elles sont femmes, sont en pleine explosion en Amérique centrale et au Mexique », résume Flórez-Estrada Pimentel. Le Salvador en détient le record, avec un taux de 13,9 femmes assassinées pour 100 000 habitants. Au Guatemala, la proportion est de 9,8. Dans les Etats mexicains de Chihuahua (dans lequel se trouve la ville de Ciudad Juárez, connue depuis près de vingt ans pour les assassinats systématiques de femmes (3)), Basse-Californie et Guerrero, le taux a triplé entre 2005 et 2009, pour atteindre 11,1 pour 100 000 habitants. L’escalade trouve notamment sa source dans la confrontation entre gouvernements et narcotrafiquants.
La normalisation de la violence la banalise également au sein des couples. Par ailleurs, « la guerre contre la drogue et le crime organisé a des conséquences spécifiques sur les femmes : comme dans toute guerre, le viol crée une cohésion au sein des groupes armés, réaffirme leur masculinité et agit comme un acte de provocation face à l’ennemi », analyse Patsilí Toledo, juriste à l’université du Chili (4).
Au Mexique, le nombre de femmes emprisonnées pour crimes fédéraux — essentiellement le trafic de stupéfiants — a augmenté de 400 % depuis 2007 (5). Les barons de la drogue diversifient par ailleurs leurs sources de revenus en développant des réseaux de prostitution et de traite des femmes. Selon l’Organisation internationale pour les migrations, ce marché représenterait quelque 16 milliards de dollars chaque année en Amérique latine, ce qui conduit à l’enlèvement de milliers de femmes, y compris mineures (6).
Pour Heilborn, le féminisme, même s’il n’est pas aussi visible que le mouvement LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres), « s’est popularisé. On le trouve désormais dans toutes les couches de la société ». D’ailleurs, « les femmes les plus pauvres sont celles qui ont le plus bénéficié des politiques sociales », rappelle Rosado. L’allocation Bolsa Familia (« Bourse familiale »), qui touche au Brésil près de treize millions de foyers, est remise en priorité aux femmes. Idem pour le programme de logements populaires « Ma maison, ma vie » : le gouvernement fait tout pour que la propriété soit au nom des femmes. « Cela leur donne un pouvoir de négociation plus important face aux hommes, et améliore la situation de la famille, étant donné qu’elles se soucient en priorité de la santé et de l’alimentation des enfants », pointe Mme Rebecca Tavares, qui dirige l’entité des Nations unies pour l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes (ONU-Femmes) pour l’Argentine, le Brésil, le Chili, le Paraguay et l’Uruguay. Leur arrivée massive sur le marché du travail a changé la donne : selon la Banque mondiale, depuis 1980, la main-d’œuvre latino-américaine a incorporé plus de soixante-dix millions de femmes, passant d’un taux de participation de 35 % en moyenne à 53 % en 2007, essentiellement dans le secteur des services. Le poids du secteur informel demeure néanmoins considérable : dans les villes boliviennes par exemple, la proportion de femmes travaillant au noir est de 71 %, contre 54 % pour les hommes (7). « Les violentes crises économiques des années 1990 ont démontré la capacité des femmes à se débrouiller, souvent mieux que les hommes. Elles y ont gagné en confiance et en légitimité », rappelle Pecheny.
Actives sur le marché de l’emploi, mais prenant toujours en charge la majorité des tâches non rémunérées (ménage, soin des enfants et des personnes âgées ou handicapées), les femmes remettent en cause la culture machiste, mais peinent à tout concilier. S’agit-il d’une simple coïncidence ? On observe une chute brutale de la fertilité dans la région.
Au Brésil, le renouvellement des générations n’est plus assuré : face à la masse de travail et au coût qu’implique l’entretien d’une famille — l’éducation et la santé sont largement privatisées —, les femmes, que ce soit dans les quartiers chics ou dans les favelas, optent pour un enfant, deux tout au plus, parfois aucun. On observe le même phénomène en Uruguay, au Costa Rica, au Chili et à Cuba, avec, à la clé, une accélération du vieillissement de la population que les budgets nationaux continuent à ignorer. « Les femmes, plus autonomes, veulent étudier, consommer et voyager. Elles refusent de continuer à prendre en charge les autres, constate Flórez-Estrada Pimentel. Cela pose au capitalisme un problème social important : la division sexuelle du travail a changé, mais ni les Etats ni les entreprises n’investissent assez pour créer une infrastructure sociale adaptée à cette nouvelle réalité. »
Lamia Oualalou
Journaliste.
(1) Maria Isabel Baltar da Rocha et Regina Maria Barbosa (sous la dir. de), « Aborto no Brasil e países do Cone Sul », université d’Etat de Campinas, octobre 2009.
(2) « Segredo guardado a sete chaves », université de Brasília, juin 2010.
(3) Lire Sergio González Rodríguez, « Tueurs de femmes à Ciudad Juárez », Le Monde diplomatique, août 2003.
(4) Patsilí Toledo, « The drug-war femicides », Project Syndicate, 9 août 2011.
(5) Cité par Damien Cave, « Mexico’s drug war, feminized », The New York Times, 13 août 2011.
(6) « Human trafficking : An overview » (PDF), Office des Nations unies contre la drogue et le crime, New York, 2008.
(7) « Latin America : 70 million additional women have jobs following gender reforms », Banque mondiale, Washington, DC, mars 2011.