Le Brésil aime ses femmes

dima2L’histoire remonte au mois de mai 1983. Il fait nuit noire et Maria da Penha Fernandes, une pharmacienne de 38 ans, installée avec sa petite famille à Fortaleza, capitale du Ceara, dans le Nordeste, au Brésil, dort à poings fermés. C’est le moment que choisit son mari pour tirer sur elle, la laissant paraplégique à vie. Peu de jours après son retour de l’hôpital, l’homme essaie de l’électrocuter alors qu’elle se trouve dans son bain.

Pendant dix-neuf ans, le cas Maria da Penha s’éternisera devant les tribunaux. Dix-neuf ans pendant lesquels le mari coulera des jours tranquilles en liberté. Il faudra attendre l’enquête de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, qui critiquera vertement l’inaction du gouvernement brésilien, pour que l’affaire se débloque. Le 7 août 2006, le président de l’époque, Luiz Inacio Lula da Silva approuve une loi appelée symboliquement la “loi Maria da Penha sur la violence domestique et familiale”. Celle-ci punit plus lourdement les auteurs de brutalités et prévoit l’éloignement du foyer familial des époux violents.

Alors ? Selon ONU-Femmes, l’entité des Nations unies pour l’égalité des sexes, cette loi a profondément participé au changement de la société brésilienne. En août 2011, rappelle l’organisation, le Conseil national de la justice a recensé plus de 331 000 poursuites judiciaires et 110 000 jugements, ainsi que deux millions d’appels recueillis par le Centre de services pour les femmes. Certes, avec une moyenne de dix meurtres par jour, la violence domestique au Brésil demeure alarmante, mais les choses évoluent, pas à pas.

Sur le marché du travail, le taux d’activité des femmes est passé de 57 % au milieu des années 1990 à 65 % quinze ans plus tard. En 2020, il y aura plus de Brésiliennes en activité que de Brésiliens. Sur le terrain, le féminisme se popularise. Ce sont les femmes les plus pauvres qui bénéficient le plus des politiques sociales du gouvernement.

Janvier 2011, le pays voit accéder au poste suprême Dilma Rousseff, largement victorieuse de la présidentielle d’octobre 2010. Pour la première fois, le destin du Brésil n’est plus directement lié au talent politique et à la compétence des hommes. Son premier engagement est d’”honorer les femmes” pour que ce “fait inédit” devienne “une chose naturelle”. Et lâche : “Oui, la femme le peut”, parodiant le slogan “Oui, nous le pouvons” de Barack Obama. Une manière de dire que la conquête des droits de la femme a été le fruit d’un long processus fait d’avancées et de retours en arrière. Que le Brésil a encore beaucoup à faire pour résorber ses handicaps sociaux. Mais qu’il semble être aujourd’hui sur la voie d’une lente réconciliation avec lui-même.

La première Brésilienne élue à un poste public remonte à 1928. Il s’agissait d’Alzira Soriano, maire de Lajes, dans l’Etat du Rio Grande do Norte. Aujourd’hui, un cinquième du “gouvernement Dilma” est composé de femmes, dont les deux postes les plus influents. Une sorte d’apothéose féminine brésilienne rapidement douchée si l’on observe leur nombre au Congrès. Seules cinquante femmes y siègent sur un total de 513 députés. Au Sénat, elles sont douze sur quatre-vingt-trois. “Ce n’est pas le gouvernement à lui seul qui va changer la situation des femmes au Brésil”, a prévenu Iriny Lopes, secrétaire d’Etat chargée de la politique des femmes.

C’est dans cet état d’esprit que s’est achevé, mardi 5 juin, la huitième édition du Women’s Forum, ce “Davos des femmes” d’habitude installé à Deauville, mais qui, pour la première fois, inaugure une session régionale à Sao Paulo. Pendant deux jours, une quarantaine de chefs d’entreprise, personnalités politiques, présidentes d’ONG ou directrices des ressources humaines, en grande majorité brésiliennes, sont venues débattre publiquement des enjeux auxquels sont confrontées les femmes de ce pays devenu la sixième puissance économique mondiale.

Un moment d’échanges opportuns dans cette période de mutation qui a permis de rappeler que les Brésiliennes représentaient désormais 61 % des diplômés universitaires – elles ne sont que 47 % en Chine. Mais seulement 11 % de PDG et 30 % des cadres supérieurs.

“Il faut un développement économique pour les femmes, dit Véronique Morali, présidente du Women’s Forum. Le Brésil est sur la bonne voix, il est même une source d’inspiration et de questionnement pour nous toutes.” Evoquant la crise économique et environnementale du moment, Marina Silva, ancienne ministre de l’environnement de Lula, a exhorté “les femmes à agir plus vite et à être encore plus créatives”.

Thais Corral, entrepreneuse sociale, à la tête de plusieurs ONG, a ainsi défendu le système des quotas. Une solution rejetée par Maria das Graças Foster, première femme à la tête, depuis février, de la plus grande entreprise d’Amérique latine, le géant pétrolier Petrobras. Lisant ses notes, non sans émotion, elle a raconté comment, après avoir été chiffonnière dans une favela de Rio de Janeiro, elle a patiemment gravi les échelons de cette société exclusivement composée d’hommes. “Je suis ingénieure et je ne comprends pas cette logique de l’inégalité”, glisse-t-elle. Et d’ajouter, en ayant évoqué la désormais fameuse loi Maria da Penha : “La femme est au centre de la transformation du Brésil. C’est le pays du présent.” Une façon de signifier que cet éternel pays du futur est peut-être sur le point de rattraper son avenir. Avec l’aide des femmes.

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Nicolas Bourcier, Lettre d’Amérique du Sud

http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2012/06/06/le-bresil-aime-ses-femmes_1713596_3222.html