🇨🇱 Chili 1973 : 50 ans après le coup d’État contre Allende, une mémoire toujours en lutte (L’Humanité / Lina Sankari)


Le cinquantenaire du coup d’État du général Augusto Pinochet a donné lieu à de vifs débats entre une partie de la gauche, emmenée par le Parti communiste, les syndicats, les associations de défense des droits de l’homme et l’exécutif. Derrière la question de la mémoire, celle de l’héritage du président Allende et de la poursuite des luttes sociales aujourd’hui.

Le président chilien Gabriel Boric (au centre) défile pour commémorer le 50e anniversaire du coup d’État militaire mené par le général Augusto Pinochet contre le président socialiste Salvador Allende.
© Javier TORRES / AFP


Alicia Lira n’a pas toujours eu cette aversion pour le mois de septembre. Au Chili, la période annonce le début du printemps, même si, par endroits, l’hiver tarde à battre en retraite. Pour la présidente de l’Association des proches d’exécutés politiques (Afep), l’équinoxe ne sera jamais plus synonyme de renouveau depuis que, ce 8 septembre 1986, à deux heures du matin, des hommes encagoulés ont fait irruption chez elle. Cette nuit-là, les sbires de la police secrète (CNI) viennent chercher celui que ses camarades appellent Mao et faire payer aux militants l’attentat de la veille contre le général Augusto Pinochet dont le dictateur est sorti indemne.

« Lève-toi, mec ! Le parti a besoin de toi ! » hurle l’un de ces factotums du crime. Felipe Rivera flaire l’entourloupe et demande à sa compagne Alicia Lira d’alerter les voisins : « Je ne connais pas ces salauds ! » Sans défense au saut du lit, presque nu, il sera exécuté sur-le-champ. Alicia Lira courra après les véhicules jusqu’à les perdre de vue. Le corps de son mari sera retrouvé criblé de treize balles, sur un chemin, quelques kilomètres plus loin.

La même année, Alicia Lira avait déjà perdu son frère Diego, torturé et également assassiné froidement par la dictature. Elle mène depuis un combat sans relâche pour la justice, la vérité et la condamnation de ceux qui ont assassiné son amour « au regard tendre » rencontré dix-sept ans plus tôt, en 1969, aux Jeunesses communistes chiliennes.

Le Chili s’est mué en laboratoire de la torture et de la dérégulation

Ensemble, ils avaient déjà traversé un autre « septembre douloureux ». Pris dans l’effervescence du gouvernement d’Unité populaire, la coalition de gauche du président socialiste Salvador Allende qui emporte les élections en septembre 1970, Felipe Rivera et Alicia Lira se dédient à la prise en main par le peuple du programme.

Jusqu’au coup d’État militaire du 11 septembre 1973 qui tue tous les espoirs de changement et inscrit dans la Constitution le modèle néolibéral. En dix-sept ans, le Chili s’est mué en laboratoire de la torture, du meurtre et de l’exil forcé, mais aussi de la dérégulation des marchés, de la réduction du rôle de l’État et de la privatisation.

Cette année, quelques mois avant le cinquantenaire du coup d’État, les descendants de Pinochet ont rouvert la plaie. Dans une violence sans nom, une partie de la droite et de son extrême a continué de relativiser la tragédie nationale et, par là même, justifié le putsch de 1973. Du négationnisme dans sa plus simple expression. La confusion s’est invitée jusque dans les sphères du pouvoir.

Ainsi, lors d’une émission de radio, l’ancien responsable des commémorations officielles du cinquantenaire du coup d’État, l’écrivain Patricio Fernandez, proche de l’actuel président Gabriel Boric, a insinué que les raisons du putsch pouvaient être discutées. Des déclarations dont n’avaient pas besoin les secteurs conservateurs et pinochétistes pour gagner en vigueur et installer l’idée que le coup de force de l’armée était nécessaire et inévitable.

« Nous n’avons jamais prétendu que le gouvernement d’Unité populaire ne pouvait être débattu. Mais la condamnation d’un coup d’État contre un gouvernement démocratique relève d’une obligation incontournable, du minimum civilisateur. Soutenir le contraire, c’est accepter le crime comme instrument de régulation des conflits politiques », se récrit l’avocate et députée communiste Carmen Hertz.

« La volonté de réconciliation aboutit à une forme de neutralité »

Le révisionnisme s’est ainsi inséré dans le discours officiel jusqu’à ce qu’un groupe de parlementaires, emmené par les communistes et 162 organisations de défense des droits de l’homme, presse Patricio Fernandez de démissionner pour avoir relativisé l’effondrement démocratique de 1973.

« Son idée était de réconcilier tous les secteurs de la société », précise Alicia Lira. « Dans un Powerpoint, l’exécutif nous a exposé les différents événements prévus pour le cinquantenaire. Ce programme ne s’appuyait sur aucune narration pour expliquer comment le coup d’État avait pu se produire, et nous nous sommes rendu compte qu’il souhaitait inclure l’extrême droite dans ces commémorations », s’étouffe-t-elle.

Kristel Farias est coordinatrice du programme du cinquantenaire du site de mémoire Londres 38, un lieu de détention et de torture sous la dictature, en plein cœur de Santiago. Elle déplore elle aussi « la tiédeur avec laquelle le gouvernement traite du fascisme », dans une volonté de ne pas braquer la droite, majoritaire au Parlement, et de faire avancer de futurs projets de loi. « Nous avons des divergences majeures. Nous avons compris que l’accent n’était pas mis sur la justice. La volonté de réconciliation aboutit à une forme de neutralité qui n’est pas envisageable », souligne cette professeure de littérature.

Face à la pression, Patricio Fernandez est remercié en juillet dernier. Les cérémonies sont dès lors prises en charge par différents services et coordonnées par le ministère de la Culture et des Arts. Afin de faire le lien avec les associations, la présidence a également nommé le sociologue Manuel Guerrero, dont le père avait été décapité par les agents de la dictature.

Le 30 août, à la veille des commémorations, le président Gabriel Boric tente de clore cette séquence désastreuse, qui a accentué les divisions à gauche, en annonçant un plan national inédit de recherches des 1 162 disparus. Jusqu’alors, ces dernières étaient presque exclusivement du ressort des familles, et seules 307 personnes ont été identifiées.

36 % des Chiliens justifient le putsch

Une nouvelle coordination nationale a toutefois été mise sur pied par les organisations des droits de l’homme et une partie de la gauche qui ont établi leur propre programme. Ces événements sont montés « à partir du monde social qui a lutté contre la dictature et a continué après la dictature », indique Mario Villanueva, coordinateur de la plateforme No mas AFP, le mouvement contre le système de retraite par capitalisation, hérité de la dictature de Pinochet.

« La date du 11 septembre a toujours été un combat politique car nos familles défendaient précisément un projet politique. C’est également le cas du terrorisme d’État, dont le programme était de nous détruire afin d’imposer son projet de société », confirme Alicia Lira. La coordination, entre combat mémoriel et lutte sociale, renvoie l’exécutif à ses propres difficultés, face à une extrême droite chargée de rédiger la nouvelle Constitution après l’échec du texte porté par les progressistes, en mai dernier.

Après la grande révolte sociale de 2019, qui a en partie permis à Gabriel Boric de s’installer à La Moneda, les syndicats et une partie de la gauche insistent sur la nécessité de valoriser le legs de la présidence de Salvador Allende et de poursuivre son combat. Et ce d’autant plus que le négationnisme produit un effet dévastateur sur la société.

Un récent sondage a ainsi ébranlé le Chili. Cinquante ans après le coup d’État, 36 % des Chiliens justifient le putsch et 39 % considèrent Augusto Pinochet comme « l’homme qui a promu et modernisé l’économie chilienne » ; 20 % le perçoivent en outre comme « l’un des meilleurs dirigeants qui ait jamais existé »

Les familles de disparus, de torturés ou d’exécutés, qui ont tant espéré du retour de la démocratie, mesurent le chemin qu’il reste à parcourir. « Pour ma génération, c’est très douloureux. Nous avions tant d’attentes pour le Chili mais nous avons toujours affaire à un pays qui penche à droite. À la fin de la dictature, beaucoup ont pensé qu’ils pouvaient désormais dormir sur leurs deux oreilles », concède Estela Ortiz, fille du dirigeant communiste Fernando Ortiz, torturé et assassiné par la junte, et veuve du sociologue communiste Manuel Parada, également tué par les militaires.

Et de poursuivre : « Les résultats de ce sondage sont le produit de la politique qui a été menée jusqu’ici. D’une certaine manière, la dictature se poursuit sous d’autres formes », dit-elle, en référence à la gestion des partis issus de la Concertation (Parti socialiste, Démocratie chrétienne, Parti pour la démocratie, Parti radical social-démocrate et Parti vert).

Au nom de la réconciliation et de la « démocratie de consensus », tous ont tracé un trait d’égalité entre la violence d’État et les actes isolés de violence perpétrés par des opposants à la dictature. « Ils ont en quelque sorte signé un pacte du silence » qui ne permet ni de parachever le processus de justice ni d’accomplir le travail de mémoire dont le Chili aurait besoin pour tourner la page, admet Estela Ortiz. « La concertation est un projet d’impunité. Ils ont blanchi les massacres de civils pour occuper l’espace politique », accuse de son côté Alicia Lira.

Issus de la Démocratie chrétienne, les présidents Patricio Aylwin et Eduardo Frei-Montalva (1990-1994 et 1994-2000) ont longtemps expliqué que les premières peines qui frappèrent les agents de la dictature ne sauraient condamner les militaires dans leur ensemble. « La sentence ne peut en aucun cas être utilisée pour juger les forces armées » dans leur ensemble, expliquait à l’époque Eduardo Frei-Montalva dans une tentative de dédouaner l’institution et de ne pas se mettre à dos les secteurs conservateurs.

Le travail du juge Garzon honoré

Dans le local de l’Association des proches d’exécutés politiques orné de portraits de Salvador Allende, Alicia Lira pointe en outre que la justice n’a jamais condamné Augusto Pinochet. En 2002, après une arrestation obtenue de haute lutte en Grande-Bretagne par le juge espagnol Baltasar Garzon et une libération pour raisons de santé, la Cour suprême chilienne invoque l’état de démence sénile du caudillo.

Il meurt quatre ans plus tard, sans avoir été jugé. De manière symbolique, Gabriel Boric a récemment remis une médaille au juge Garzon, à l’occasion du cinquantenaire. Un honneur qui a, lui aussi, suscité un vent de polémique, témoignant des difficultés du Chili à affronter sa mémoire. (…)

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