🇨🇱 Au Chili, à cinquante ans de la mort d’Allende, des avancées radicales sont toujours nécessaires (Franck Gaudichaud / L’Anticapitaliste /fr-esp)


Franck Gaudichaud est spécialiste des mouvements sociaux au Chili et en Amérique latine. Il a publié de nombreux ouvrages dont Gouvernements progressistes en Amérique latine (1998-2018). La fin d’un âge d’or (PUR, 2021) ; Fin de partie ? Amérique latine, les gouvernements progressistes dans l’impasse – 1998-2019 (Syllepse, 2020) ; Chili 1970-1973. Mille jours qui firent trembler le monde (PUR, 2016). Il prépare actuellement un livre intitulé Découvrir la voie chilienne au socialisme, aux Éditions sociales.

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À cinquante ans du coup d’État marquant le début de la dictature de Pinochet, nous l’avons interrogé sur le bilan qu’il tire des événements que traverse le Chili aujourd’hui, de la révolte populaire que le pays a connue en 2019 à la défaite du référendum sur la nouvelle Constitution.

Rassemblement en faveur du projet de Constitution. Santiago du Chili, juillet 2022. Photo : José Pereira – Creative Commons

L’Anticapitaliste : Pourrais-tu revenir d’abord sur l’échec du référendum sur la nouvelle Constitution ? Peut-on parler d’une hégémonie néolibérale ?

Franck Gaudichaud : Ce qu’on peut dire c’est que la défaite au dernier référendum qui devait permettre d’en finir avec la Constitution de 1980, celle de la dictature, est lourde de conséquences. Cette nouvelle Constitution, dont il faut rappeler qu’elle avait été rédigée pendant un an par une convention constitutionnelle qui était en grande partie dominée par les gauches, le mouvement féministe ou encore une partie des « indépendantEs » issuEs du mouvement social, était très progressiste et prévoyait non seulement de mettre fin à la Constitution de 1980 (issue de la dictature) mais, au-delà, enclenchait, dans ses principaux articles, une perspective post-néolibérale, plurinationale et de nouveaux droits sociaux et féministes. C’est cette Constitution, rupturiste pour le Chili néolibéral actuel, qui a été défaite lors du référendum de septembre dernier : c’est plus qu’une déception, il s’agit d’une défaite majeure pour le gouvernement Boric (centre-gauche) – qui d’ailleurs n’a pas su défendre à la hauteur cette perspective constitutionnelle – et c’est aussi une défaite pour les secteurs des gauches du Frente amplio-FA (Front large, au pouvoir), les gauches féministes, le Parti communiste (aussi au gouvernement), et d’une partie des mouvements sociaux, celles et ceux qui avaient fait le pari du processus constitutionnel comme une sortie possible par le haut après la révolte d’octobre 2019.

Les raisons de la défaite sont multiples et d’autres articles et entretiens les ont analysées. Il y a d’une part un vote sanction contre les limites et le manque d’avancées sociales du gouvernement Boric, mais aussi contre les constituantEs dont une partie ont été considéréEs comme faisant partie du « système » – et donc sans trop de légitimité – , rejet aussi d’un texte que le mouvement populaire n’a pas pu ni su défendre, de nouveaux droits qui sont apparus comme éloignés des galères du quotidien faute de débats et d’insertion dans les quartiers, sur les lieux de travail, pour mener cette bataille.

Et c’est aussi le contexte qui a changé, entre le moment où commence le processus constituant en 2021 et aujourd’hui. Depuis, il y a eu les ravages de la pandémie, l’inflation à 15%, la crise économique, la question migratoire qui a été dominée par les thèmes de l’extrême droite, la question aiguë sécuritaire et du narco-trafic qui a aussi été instrumentalisée par la droite et sur lesquels le gouvernement de centre-gauche s’est montré assez suiviste. Donc, finalement, c’est une défaite majeure après l’immense révolte populaire d’octobre 2019 et l’espoir que celle-ci a permis : celui d’en finir avec l’héritage maudit de Pinochet et d’une démocratie au rabais. Aujourd’hui, oui, le Chili subit toujours l’hégémonie néolibérale issue de cette démocratie « pactée » dont a accouché la dictature en 1989-90 (et qui a été gérée par les sociaux-libéraux puis la droite).

Peut-on dresser un premier bilan du gouvernement Boric ?

Nous sommes à un an de mandat du plus jeune Président de l’histoire du Chili, issu lui-même des puissants mouvements étudiants de 2011 et de la création du Front large en 2016 qui se voulait incarner une nouvelle gauche indépendante du Parti communiste et, en même temps, située à gauche des socio-libéraux, et notamment de l’ex-Concertation qui a gouverné le pays pendant vingt ans (1990-2010). Ce gouvernement parfois qualifié de « progressiste » ou « social-démocrate », a finalement dû composer dans le cadre d’une coalition composée, d’une part, par le Parti communiste – qui participe de nouveau à un exécutif comme il l’avait fait durant le gouvernement Bachelet – et, en même temps, par des partis issus de l’ex-« Concertation » qui ont géré fidèlement le capitalisme néolibéral depuis 1990. C’est donc une coalition assez hétérogène, mais qui penche clairement du côté des sociaux-libéraux dans ses principales orientations.

Les réformes promises étaient relativement importantes. Il faut rappeler que Gabriel Boric a gagné au second tour de la présidentielle avec plus de 56 % des voix, face à l’extrême droite d’Antonio Katz (qui était arrivé en tête au premier tour). Aujourd’hui, il y a très peu d’avancées. Concernant la réforme fiscale, les plus riches et leurs entreprises, l’activité minière aussi, vont être un peu plus taxés, mais c’est assez indolore, malgré leurs hauts cris. Il faut rappeler que le ministre des Finances est l’ancien président de la Banque centrale, un orthodoxe du point de vue économique, adepte d’une politique d’austérité budgétaire. Les promesses sur les retraites, là aussi, ont accouché d’une version sociale-libérale, avec un pilier constitué par un fonds de pension étatique, mais on reste dans une logique de capitalisation et des Agence de fonds de pension (AFP), pilier du système néolibéral au Chili (et mis en place en dictature). Sur la santé, si la gratuité a clairement avancé avec Boric dans le système public, ce dernier reste paupérisé et sous-financé, tandis que le système des assurances privées est en crise. C’est donc toujours le principe de la subsidiarité néolibérale qui domine les politiques publiques de ce gouvernement. Il faut souligner que c’est un gouvernement qui a peu de marge de manœuvre institutionnelle, car minoritaire au Parlement, où sa coalition représente au mieux 40 % environ des éluEs : il doit tout négocier avec la droite et le centre-droit.

En même temps, Boric et la gauche de l’exécutif (dont le PC) ont vraiment renoncé à mobiliser leur base sociale depuis très longtemps, à chercher à s’appuyer sur le mouvement populaire. Le FA est quant à lui vraiment dans une logique d’’administration de l’État et de cogestionnaire « progressiste » du capitalisme. Il a d’ailleurs des réponses sécuritaires et autoritaires, notamment contre les luttes pour la terre et l’auto-détermination du peuple mapuche dans le sud du pays où sa réponse a finalement été la même que celle des gouvernements antérieurs, c’est-à-dire la militarisation et l’État d’exception. C’est cette même logique qui domine l’agenda sur la question de la migration, de la sécurité et du narcotrafic dans un contexte où l’inflation est à plus de 13 %, où le réajustement du salaire minimum négocié avec la CUT, la Centrale unitaire des travailleurs ne compense même pas l’inflation. La déception est donc immense, y compris au sein de la base du Front large et du PC. Ce mécontentement s’exprime sans que pour l’instant il y ait des capacités réelles de reconstruction, de résistance et d’alternative indépendante. Il va sûrement y avoir des changements durant les prochaines semaines au gouvernement mais aujourd’hui ce qui domine c’est le secteur de la ministre Carolina Tohá, issue du Parti pour la démocratie, un des partis de la gestion néolibérale des années 1990-2000. Cela montre bien que la coalition de gauche a été complètement intégrée au système et « neutralisée » du point de vue des avancées sociales et démocratiques.

Dans cette conjoncture, qu’en est-il des luttes, des mouvements sociaux ?

Se pose effectivement la question des luttes et des mouvements sociaux depuis la grande révolte d’octobre 2019. Il faut rappeler que cette révolte a fait trembler l’hégémonie néolibérale au Chili et que le gouvernement de droite de l’époque, sous la Présidence de Piñera, a failli tomber face à la puissance du soulèvement. Il y a eu une grande radicalité de classe, une vraie spontanéité dans les luttes, un questionnement direct du néolibéralisme, des institutions et de la précarité par la rue, et en même temps une forte hétérogénéité des ressorts de la mobilisation. Les gauches radicales sont très fragmentées et faibles. Elles n’ont pas été capables de donner des perspectives au mouvement et la « nouvelle gauche » du Front large a été complétement débordée. En novembre 2019, on a vu le mouvement syndical et la « Table de l’unité sociale » (regroupant plusieurs organisations) capable d’animer, sous la pression, deux jours de grève nationale, historiques, qui ont transformé les rapports de force dans le pays. Mais la réponse qu’ont apportée les partis politiques du Parlement a été une sortie constitutionnelle partielle, avec un « accord pour la paix sociale et une nouvelle constitution » qui a en partie désactivé les luttes d’octobre. Il y a eu surtout une forte répression d’État, très violente, avec des centaines de prisonnierEs de la révolte, des milliers de blesséEs graves, des agressions sexuelles et des morts.

Par ailleurs, la pandémie est venue mettre une chape de plomb sur ces dynamiques de lutte. Dans le même temps, il y eu une canalisation vers les institutions, vers le projet constitutionnel négocié par Gabriel Boric et les principaux partis traditionnels (dont la droite dure) dès novembre 2019 autour d’une assemblée élue, mais en partie corsetée dans ses prérogatives. L’élection de Boric a redonné espoir à toute une partie de la gauche face à l’extrême droite, et en la possibilité qu’il y ait un changement réel. La défaite au référendum a été une douche froide. De plus, le tissu des assemblées territoriales qui avaient été très importantes en 2019 a été en partie désactivé par la force de la crise économique et la pandémie.

Le mouvement syndical reste faible. La Centrale unitaire des travailleurs (CUT) est largement contrôlée par le Parti communiste, le PS et la démocratie chrétienne. Il y a donc des luttes mais qui sont très éparses. On a vu dernièrement des mobilisations de la jeunesse et des étudiantEs pour protester contre la politique timorée du gouvernement Boric. Les secteurs les plus radicalisés du peuple Mapuche sont en résistance (y compris sous des formes politico-militaires pour certains) contre l’État lui-même. Globalement, il existe une difficulté générale, depuis la pandémie, à réorganiser et coordonner un mouvement structuré, avec surtout un agenda alternatif à celui du gouvernement Boric, tout en étant capable d’affronter la droite et l’extrême droite qui sont très fortes dans le pays. Dernièrement, celles-ci reprennent du poil de la bête : l’extrême droite – nostalgique de Pinochet ! – a été capable de gagner des députéEs, et vise désormais le gouvernement, en suivant une stratégie à la Bolsonaro.

Néanmoins, il faut rappeler la force essentielle du mouvement féministe au Chili. La Coordination du 8 mars vient de préparer un 8 mars et une grève féministe à nouveau très radical, qui met au centre la question de défaire le néolibéralisme et le patriarcat qui, en même temps, critique l’agenda tiède et institutionnel du centre gauche. Le peuple mapuche, les féministes, la jeunesse sont ainsi les possibles moteurs d’une réorganisation, mais dans un contexte où il y a peu de perspectives, en termes partisans, à gauche du Parti communiste, qui permettent une articulation sociale et politique alternative, d’indépendance de classe, d’affrontement renouvelé avec les responsables de la crise et qui, d’une certaine manière, puisse revendiquer l’héritage d’octobre 2019 pour le prolonger et l’approfondir. (…)

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Cet entretien a également été repris par le CETRI et le CADTM