Chili: «Cette grande révolte a élargi le champ des possibles.» (Entretien avec Franck Gaudichaud / Joakim Martins – Pages de gauche)


Avec l’immense mouvement populaire et social d’automne 2019, l’horizon politique chilien s’est soudainement ouvert ; une nouvelle Assemblée constituante, qui vient d’être instituée, a alors été convoquée. L’élection présidentielle de novembre 2021 — qui s’annonce ouverte comme jamais auparavant — arrive à grands pas. Afin de mieux comprendre la chaude actualité politique chilienne et les défis auxquels la gauche et les mouvements populaires locaux sont confrontés, Pages de gauche s’est entretenu avec Franck Gaudichaud, qui est professeur en histoire et études latino-américaines à l’université Toulouse Jean-Jaurès. Il a récemment coordonné l’ouvrage collectif Gouvernements progressistes en Amérique latine (1998-2018). La fin d’un âge d’or.

12/11/19 Marcha San Antonio, Chile (Vivian Morales C. » sous licence CC BY-ND 2.0)

Pouvez-vous expliquer ce qui a conduit à l’actuel processus constituant chilien?

Le contexte chilien des dernières années est profondément marqué par une crise de domination des classes dominantes (sans que l’on débouche encore, à ce stade, sur une crise d’hégémonie, entendu au sens de Gramsci, c’est-à-dire une crise de l’État sous tous ses aspects). Le modèle néo-libéral — qui a été implanté à feu et à sang sous Pinochet, puis qui a été reconduit en «démocratie» — est de plus en plus remis en question. Au Chili, il y a une très grande mise en doute populaire des institutions et, de longue date, un rejet de légitimité de la constitution de 1980 (issue de la dictature), de la présidence ou encore des carabineros (la police militaire). À côté de cela, il y a eu une accumulation de luttes, qu’elles soient ouvrières, étudiantes, féministes, écoterritoriales ou encore autochtones.

La révolte d’automne 2019 (un gigantesque mouvement populaire, initialement provoqué par une augmentation des prix de transports publics, qui a réussi à faire descendre des millions de Chilien·ne·s dans la rue) a, d’un coup, ouvert le champ politique. Le pays était totalement cadenassé depuis une transition démocratique (ayant eu lieu en 1989 et 1990) pactée et oligarchique. Cette grande révolte a élargi le champ des possibles. Elle a constitué une irruption par le bas, qui n’était pas canalisée par des partis ou des syndicats, et notamment pas par le social-libéralisme (la «Concertation») qui a gouverné le Chili de 1990 à 2010. Cette révolte, a permis l’ouverture d’un processus constituant et vient de se traduire dans les urnes le 15 mai dernier par une surprise électorale.

Il s’est donc réellement passé quelque chose au Chili les 15 et 16 mai 2021 lors de l’élection de la nouvelle Assemblée constituante ?

Oui, c’est une énorme surprise pour tout le monde. Personne ne s’attendait à un tel résultat, ni les observatrices·eurs qui suivent le Chili, ni les militant·e·s sur place. Ce résultat traduit, bien évidemment de manière partielle et limitée, dans les urnes l’énorme révolte de 2019. Néanmoins, le gros point noir de cette élection, c’est la très forte abstention de quasi 60%. Pour un scrutin historique — qui en plus combinait élections constituantes, municipales et régionales —, la participation a été très faible. D’ailleurs, dans certains quartiers populaires de Santiago (la capitale et plus grande ville du pays), l’abstention s’élève même à 80%. Les classes populaires chiliennes ne sont pas senties concernées et n’ont pas été mobilisées.

Quatre principaux constats peuvent être tirés de cette élection à l’Assemblée constituante. Premièrement, la droite subit une défaite historique. Elle n’aura, dans toute sa diversité (de l’extrême-droite aux forces libérales), que 37 représentant·e·s sur 155 à la constituante et perd des plumes absolument partout aux niveaux régional et local. Deuxièmement, même si les partis sociaux libéraux voient leur base électorale s’éroder (25 sièges), un secteur de la gauche parlementaire s’en sort plutôt bien. Le Parti communiste chilien, avec toutes ses contradictions, est même certainement le parti à avoir su le mieux tirer son épingle du jeu. Avec le Front large (Frente Amplio, FA), leur liste a obtenu 28 député·e·s sur les 155 de l’Assemblée constituante. La mairie de Santiago a, par ailleurs, été gagnée par Iraci Hassler, une jeune militante communiste et féministe de 30 ans. Troisièmement, les listes des «indépendant·e·s» ont fait une irruption spectaculaire, notamment la «liste du peuple», sur le devant de la scène politique en obtenant quasiment un tiers des sièges. Cela, quasi sans financement, sans pratiquement aucune expérience institutionnelle et dans un contexte légal très défavorable — la loi électorale de la constituante ayant été établie de manière à désavantager les listes indépendantes. Quatrièmement, le corps électoral chilien a élu une majorité de femmes à son Assemblée constituante. Le principe de parité femme-homme, qui avait été mis en place sous pression de la mobilisation pour garantir la présence de 50% de femmes au sein du législatif, aura finalement avantagé des hommes : des femmes élues ayant dues abandonner leurs sièges au profit de ces derniers au nom de la parité… Il est également possible de constater que parmi les sièges réservés aux communautés autochtones (Mapuche notamment), certains seront occupés par des membres des communautés mobilisées en lutte contre l’État de longue date.

Comment expliquer un tel résultat malgré l’abstention?

Au-delà de l’enthousiasme initial, il faut garder la tête froide et à l’esprit qu’il y a eu une forte abstention. Celles et ceux qui sont allé·e·s voter étaient issu·e·s des secteurs politisés et mobilisés de la société. Il faut, néanmoins, souligner que les mouvements sociaux à l’initiative de la révolte de 2019 ont fait une vraie et bonne campagne de terrain et ont réussi à mobiliser autour d’eux. Même si les classes populaires ont globalement peu pris part au vote, il y a tout de même des secteurs des classes populaires et moyennes mobilisées et politisées, qui ont participé au scrutin et permis de faire la différence. Même si les beaux quartiers ont proportionnellement plus voté, l’abstention demeurait tout de même forte dans ces derniers.

Peut-on désormais s’attendre à de profondes modifications au Chili?

Il ne faut pas oublier que, malgré ce résultat à la constituante, les classes dominantes et les partis de l’ordre n’ont pas pour autant disparu. Bien que largement défaits à la constituante, la droite chilienne conserve une assise locale ou municipale et les partis d’obédience sociale-libérale demeurent très ancrés dans les territoires (c’est par exemple le cas de la Démocratie chrétienne). La question est surtout de savoir quelle alliance pourra se former entre certaines sections de la gauche (autour du PC), des indépendant·e·s issu·e·s des luttes, des autochtones et des féministes pour isoler tout du long du processus constitutionnel les forces conservatrices ou sociales-libérales, et avancer en lien avec les mobilisations sociales. Bien sûr, l’Assemble constituante ne mettra pas fin au capitalisme au Chili! Mais elle pourrait tout de même valider d’importantes réformes sociales, environnementales et démocratiques post-néolibérales. Je pense qu’il faut mettre sur la table le débat autour de la création de services publics universels, ce qui est actuellement interdit (l’actuelle constitution chilienne, rédigée sous la dictature militaire d’Augusto Pinochet, consacre en effet le rôle du marché et de la propriété privée dans le champs de l’éducation, de la santé ou encore des retraites), la nationalisation de l’eau, la propriété publique des biens communs naturels (à commencer par le lithium et le cuivre), la fondation d’un État plurinational reconnaissant le droit à l’autodétermination des peuples autochtones, la remise en cause des traités de libre-échange léonins signés depuis des années, ainsi qu’une plus grande participation populaire directe aux décisions politiques (contrôle des élu·e·s, référendums d’initiative populaire, etc). D’autre part, la clef sera le rôle des mobilisations sociales dans cette période, afin de mettre sous pression permanente, le temps du processus constituant, les élu·e·s quel qu’elles et ils soient: il est urgent d’ouvrir ainsi des espaces de débat et de délibération entre les constituant·e·s et les actrices·eurs populaires mobilisé·e·s. (…)

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