🇨🇱 🇺🇸 Le Chili se souvient de Kissinger, « architecte » de la dictature Pinochet (Yasna Mussa / Médiapart) / Henry Kissinger : un criminel de guerre est mort (René Rojas, Bhaskar Sunkara et Jonah Walters / Contretemps)


Les puissants du monde entier ont célébré la mémoire de l’ancien diplomate américain, décédé mercredi 29 novembre à l’âge de cent ans. Mais au Chili, c’est son rôle dans le coup d’État sanglant d’Augusto Pinochet qui a été mis en avant, ravivant les divisions.

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Dès l’annonce du décès d’Henry Kissinger, à l’âge de cent ans, dans la nuit du mercredi 29 au jeudi 30 novembre, les réactions au Chili n’ont pas tardé. Car il ne s’agit pas d’un homme politique ordinaire pour ce pays d’Amérique du Sud.

L’ancien secrétaire d’État des États-Unis, salué, à l’annonce de sa mort, par tous les puissants du monde, dont Emmanuel Macron, qui a évoqué un « géant de l’histoire », a occupé un rôle clé sous deux présidents, Richard Nixon et Gerald Ford. Mais il a surtout joué un rôle actif en fournissant des ressources et un soutien au coup d’État qui a renversé le gouvernement démocratique et socialiste de Salvador Allende en septembre 1973. À partir de ce moment, une persécution sanglante a été déclenchée contre les opposants à la dictature civilo-militaire.

« Un homme est mort dont l’éclat historique n’a jamais réussi à cacher sa profonde misère morale », a écrit sur son compte X (ex-Twitter) Juan Gabriel Valdés, ambassadeur du Chili aux États-Unis. Son message a été repris par le président Gabriel Boric lui-même, suscitant immédiatement une vague de critiques de la part de l’opposition, mais indiquant clairement que La Moneda, siège de la présidence à Santiago, soutenait les propos du représentant chilien à Washington.

Peu après l’élection du président Salvador Allende en 1970, Kissinger avait déclaré : « Nous ne laisserons pas le Chili tomber dans les égouts. » Il a alors lancé un plan visant à renverser le gouvernement socialiste par une campagne constante de harcèlement et de pression sur différents fronts, connue sous le nom de « Track I » et « Track II ». Malgré ce bilan, il a reçu en 1973 un prix Nobel de la paix, conjointement avec Le Duc Tho, le négociateur nord-vietnamien, « pour avoir négocié ensemble un cessez-le-feu au Viêt Nam en 1973 ». Le Duc Tho avait refusé le prix. (…)

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Henry Kissinger : un criminel de guerre est mort ((René Rojas, Bhaskar Sunkara et Jonah Walters / Contretemps)

Henry Kissinger est mort. Les médias ont déjà commencé à produire des dénonciations enflammées autant que des souvenirs chaleureux. Aucun autre personnage de l’histoire états-unienne du XXe siècle n’est peut-être aussi clivant, aussi violemment vilipendé par les uns que vénéré par les autres.


Pourtant, il y a un point sur lequel nous pouvons tous être d’accord : Kissinger n’a pas laissé un cadavre immaculé. Les nécrologies peuvent le décrire comme affable, professoral, voire charismatique. Mais personne, pas même les encenseurs professionnels comme Niall Ferguson, n’osera faire l’éloge de ce titan déchu en le qualifiant de « sexy ».

Les temps ont bien changé.

À l’époque où Kissinger était conseiller à la sécurité nationale, Women’s Wear Daily publiait un portrait accrocheur du jeune homme d’État, le décrivant comme « le sex-symbol de l’administration Nixon ». En 1969, selon le portrait, Kissinger s’était rendu à une fête réunissant des personnalités de Washington avec une enveloppe portant la mention « Top Secret » glissée sous son bras. Les autres invités ayant du mal à contenir leur curiosité, Kissinger avait détourné leurs questions par une boutade : l’enveloppe contenait son exemplaire du dernier magazine Playboy. (Hugh Hefner [fondateur et propriétaire du magazine de charme états-unien] avait apparemment trouvé cela très drôle et avait ensuite veillé à ce que le conseiller à la sécurité nationale reçoive un abonnement gratuit).

En réalité, l’enveloppe contenait un brouillon du discours sur la « majorité silencieuse » de Nixon, un discours désormais célèbre qui visait à tracer une ligne de démarcation nette entre la décadence morale des libéraux anti-guerre et la realpolitik inflexible de Nixon.

Dans les années 1970, alors qu’il organisait des bombardements illégaux au Laos et au Cambodge et permettait le génocide au Timor oriental et au Pakistan oriental, Kissinger était connu des membres de la haute société du Beltway comme le « playboy de l’aile occidentale ». Il aimait se faire photographier, et les photographes le lui rendaient. Il figurait en bonne place dans la presse people, en particulier lorsque ses liaisons avec des femmes célèbres étaient rendues publiques – comme la fois où l’actrice Jill St. John et lui ont déclenché par inadvertance l’alarme de son hôtel particulier hollywoodien, tard dans la nuit, alors qu’iels faisaient une escapade dans sa piscine (« Je lui enseignais les échecs », expliquera plus tard Kissinger).

Pendant que Kissinger fréquentait la jet-set de Washington, lui et le président – un couple si soudé qu’Isaiah Berlin les avait baptisés « Nixonger » – étaient occupés à créer une image politique fondée sur leur mépris supposé pour l’élite libérale, dont la moralité décadente, selon eux, ne pouvait conduire qu’à la paralysie. Kissinger dédaignait certainement le mouvement anti-guerre, dénigrant les manifestants en les qualifiant de « jeunes universitaires de la classe moyenne supérieure » et avertissant : « Les gens qui crient “Le pouvoir au peuple” ne seront pas ceux qui prendront le contrôle de ce pays au moment de l’épreuve de force ». Il méprisait également les femmes : « Pour moi, les femmes ne sont rien de plus qu’un passe-temps, un hobby. Personne ne consacre trop de temps à un passe-temps ». Mais il est incontestable que Kissinger avait un penchant pour le libéralisme doré de la haute société, les fêtes exclusives, les dîners au bifteck et les feux des projecteurs.

Et, ne l’oublions pas, la haute société l’aimait en retour. Gloria Steinem, une compagne de table occasionnelle, disait de Kissinger qu’il était « le seul homme intéressant de l’administration Nixon ». La chroniqueuse Joyce Haber le décrivait comme « mondain, plein d’humour, sophistiqué et désinvolte avec les femmes ». Hefner le considérait comme un ami et affirma un jour dans la presse qu’un sondage effectué auprès de ses mannequins révélait que Kissinger était l’homme le plus désiré pour les rendez-vous au manoir Playboy.

Cet engouement n’a pas été limité aux années 1970. Lorsque Kissinger a fêté ses 90 ans en 2013, son anniversaire tapis rouge a été célébré par une foule de gauche comme de droite comprenant Michael Bloomberg, Roger Ailes, Barbara Walters, et même le « vétéran de la paix » John Kerry, ainsi que quelque 300 autres célébrités. Un article du Women’s Wear Daily – qui a prolongé sa couverture de Kissinger dans le nouveau millénaire – rapporte que Bill Clinton et John McCain ont fait des discours d’anniversaire dans une salle de bal décorée de chinoiseries, pour plaire à l’invité d’honneur de la soirée. (McCain, qui a passé plus de cinq ans comme prisonnier de guerre, a décrit sa « merveilleuse affection » pour Kissinger, « en raison de la guerre du Vietnam, qui a eu un impact énorme sur nos vies à tous les deux »). Kissinger lui-même est ensuite monté sur scène, où il a « rappelé aux invités le rythme de l’histoire » et a profité de l’occasion pour prêcher l’évangile de sa cause préférée : le bipartisme.

Les dons de Kissinger pour le bipartisme étaient bien connus. (Les républicains Condoleezza Rice et Donald Rumsfeld étaient présents en début de soirée, et plus tard dans la nuit, la démocrate Hillary Clinton est entrée par une porte de service, les bras ouverts, en demandant : « Prêts pour le deuxième round ? ») Au cours de la soirée, McCain s’est extasié sur Kissinger : « Il a été consultant et conseiller de tous les présidents, républicains et démocrates, depuis Nixon ». Le sénateur McCain s’exprimait probablement au nom de toutes les personnes présentes dans la salle de bal lorsqu’il a ajouté : « Je ne connais pas de personne plus respectée dans le monde qu’Henry Kissinger ».

En fait, une grande partie du monde déteste Henry Kissinger. L’ancien secrétaire d’État a même évité de se rendre dans plusieurs pays de peur d’être arrêté et accusé de crimes de guerre. En 2002, par exemple, un tribunal chilien exigeait qu’il réponde à des questions sur son rôle dans le coup d’État de 1973 dans ce pays. En 2001, un juge français envoyait des policiers dans la chambre d’hôtel parisienne de Kissinger pour lui signifier une demande formelle d’interrogatoire sur ce même coup d’État, au cours duquel plusieurs citoyens français ont disparu. (Apparemment imperturbable, l’homme d’État devenu consultant privé a alors prévenu le Département d’État états-unien et s’est envolé pour l’Italie). À peu près au même moment, il annulait un voyage au Brésil après que des rumeurs eurent commencé à circuler selon lesquelles il allait être détenu et contraint de répondre à des questions sur son rôle dans l’opération Condor, le projet des années 1970 qui unissait les dictatures sud-américaines pour faire disparaître les opposants en exil des unes et des autres. Un juge argentin enquêtant sur l’opération avait déjà désigné Kissinger comme l’un des « accusés ou suspects » potentiels d’une future inculpation criminelle. (…)

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