Christophe Ventura: “Lula ne compte pas montrer patte blanche à Washington” (Le vent se lève)


Pedro Castillo, Gabriel Boric, Gustavo Petro… la gauche enchaîne les victoires en Amérique latine, comme il y a deux décennies. La victoire de Lula au Brésil en octobre prochain pourrait constituer un tournant majeur pour le sous-continent.

© Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

Pour autant, l’Amérique latine redevient-elle un centre de contestation au néolibéralisme comme elle le fut ? Pour analyser le cycle qui s’ouvre, nous nous entretenons avec Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques), responsable du programme Amérique latine / Caraïbe et de l’Observatoire électoral 2022 de l’Amérique latine. Il publiera, le 6 octobre 2022, Géopolitique de l’Amérique latine, Éditions Eyrolles, Paris, 2022. Entretien mené par Keïsha Corantin et Vincent Ortiz.

LVSL – Si l’Amérique latine est secouée par une nouvelle « vague de gauche », on ne peut pas dire qu’elle soulève le même enthousiasme que la précédente. Au Pérou, le gouvernement de Pedro Castillo a renoncé à contester le paradigme néolibéral, tandis qu’au Chili le gouvernement dirigé par Gabriel Boric multiplie les signes d’apaisement avec l’élite chilienne… Est-on face à une ambition moindre de la part de ces mouvements de gauche, ou ses échecs s’expliquent-ils surtout par la difficulté du contexte international ?

Christophe Ventura – Le moment historique est distinct de celui qui a présidé à l’arrivée de la première vague progressiste des années 2000. Les conditions dans lesquelles se produisent les expériences présentes, notamment du point de vue de la situation internationale, sont singulièrement différentes.

Au début du millénaire, la plupart des pays de l’Amérique latine étaient épuisés par le néolibéralisme qui avait littéralement disloqué les sociétés (plans d’ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale, niveaux insoutenables de pauvreté, d’inégalités sociales, délitement des services publics, délabrement des États, corruption généralisée), disqualifié les classes politiques et dirigeantes locales et produit de hauts niveaux de conflictualité sociale, violemment réprimée par les appareils d’État. Ces situations avaient provoqué une rupture préalable (ou concomitante) du système politique, de ses équilibres, de sa légitimité, provoquant à chaque fois une forte instabilité des systèmes politico-institutionnels. À cet égard, on se rappelle des valses de gouvernements se succédant les uns après les autres en quelques semaines ou mois, ou de présidents fuyant le pays comme en Equateur ou en Argentine. Sur le plan local, c’est souvent dans ce type de contexte que la gauche a pris le pouvoir. Elle venait dans plusieurs cas (Argentine, Bolivie, Équateur, Paraguay, Venezuela) – c’est moins vrai dans d’autres comme au Brésil, au Chili ou en Uruguay – « remplacer » la classe politique antérieure et refondre l’ensemble du système politique. Dans ce contexte, son hégémonie pouvait être totale dans le cadre d’élections qu’elle remportait massivement avec de hauts niveaux de participation populaire.

Comme souvent, la victoire de la gauche intervient dans des moments d’intense crise socio-économique. On lui demande alors de la solutionner, souvent dans les pires conditions locales et internationales. Mais c’est là une originalité du cycle du début du siècle. Les victoires de la gauche en Amérique latine sont intervenues dans ce qui allait se révéler être un cycle d’expansion commerciale et économique mondial qui allait être favorable à la région, à l’instar d’autres dites « émergentes ». Et par conséquent, qui allait également être favorable aux nouveaux gouvernements entrants.

Cette expansion s’était produite pour des raisons exogènes à l’Amérique latine – plutôt liées à l’arrivée de la Chine en 2001 au sein de l’OMC et à son ascension dans le capitalisme mondialisé -. Toutefois, ces dynamiques ne suffisent pas à expliquer mécaniquement les réalisations de ces gouvernements à cette époque. Ces dernières ont pu être possibles car les nouveaux chefs d’État de gauche – je préfère les qualifier de « nationaux-populaires », « post-néolibéraux » ou «progressistes » car « gauche » est une catégorie trop partiellement opérationnelle en Amérique latine et dans leur cas en particulier – développaient un agenda social ambitieux et parfois radical, en s’appuyant sur des bases sociales et militantes puissantes, revendicatives et organisées. Et le financement de cet agenda était rendu possible par l’explosion des exportations de matières premières des pays latino-américains , tirées notamment par la demande exponentielle du marché chinois, mais également par celle des autres émergents (Indiens, Russes, Turcs, Nigérians, etc.) avec lesquels les nouveaux dirigeants de la gauche latino-américaine souhaitaient diversifier leurs alliances économiques et stratégiques face aux États-Unis. Il était aussi rendu possible par le fait que ces gouvernements ne se soumettaient plus, ou moins, aux exigences du FMI et de la Banque mondiale. C’était un mouvement d’ensemble. La fenêtre d’opportunité existait à ce moment-là car la première puissance mondiale était embourbée dans ses guerres au Moyen-Orient, en Afghanistan et contre « le terrorisme global ». Il faut ajouter à cela, pour bien saisir la dynamique de l’époque, qu’il s’est produit une sorte d’alignement des planètes quant aux affinités politiques et personnelles d’une génération inédite de dirigeants d’exception, qui convergeaient sur beaucoup de choses et notamment sur une nécessaire unité et autonomie latino-américaine, principalement vis-à-vis de Washington : Hugo Chávez, Evo Morales, Rafael Correa, Néstor et Cristina Kírchner, Lula qui, tous, par leur histoire, incarnaient une forme d’atypisme politique. Ce cocktail d’ensemble a créé des conditions favorables à ces processus de transformation.

La crise financière internationale de 2008 démarrée aux États-Unis et son onde de choc mondiale ont progressivement mis fin à ce moment. Elle a éteint un à un les moteurs de l’ascension des pays latino-américains. Les gouvernements en place n’avaient pas, par définition, anticipé. Et n’avaient pas de plan B. Peu à peu, la situation économique et sociale s’est dégradée partout. L’usure du pouvoir, le décrochage des administrations avec les bases militantes, parfois les scandales de corruption et l’incapacité à solutionner la crise économique ont favorisé l’affaiblissement des gouvernements en place et le retour de la droite. Cette dernière est revenue aux affaires dans plusieurs pays, parfois démocratiquement, parfois par l’intermédiaire de coups de force, à partir de 2015. Puis est arrivée la pandémie de Covid 19 qui a exacerbé toutes les dynamiques dépressives locales. La région connaît désormais la pire crise économique de toute son histoire tandis que comme le reste du monde, elle doit maintenant faire face aux premières conséquences de la guerre en Ukraine (inflation, crise énergétique et alimentaire, etc.). Aujourd’hui, la droite est de nouveau sanctionnée, elle n’a rien solutionné durant ces années et s’est montrée autoritaire (répression des mouvements sociaux, lawfare contre les dirigeants de la gauche, etc.).

Mais les formes politiques qui surgissent de la détérioration économique, sociale et politique généralisée diffèrent de celles du début du siècle. Les sociétés latino-américaines, sous tension, expérimentent la coexistence de multiples dynamiques discordantes, parfois contradictoires, et non synchroniques qui donnent des trajectoires et des équations électorales difficilement prévisibles et oscillatoires. Il va falloir garder cela en tête. De puissantes dynamiques de « dégagisme » (contre les sortants, quels qu’ils soient, de droite ou de gauche, et les représentants du système), qui peuvent exprimer une volonté de renouvellement des élites politiques, cohabitent avec d’autres dynamiques de désintérêt pour la politique électorale, de dépolitisation (le phénomène de l’abstention devient important dans de nombreux pays, même là où le vote est obligatoire), ainsi que de radicalisation et de polarisation militantes. Dans ce contexte, les champs politiques se fragmentent et les corpus revendicatifs et programmatiques des acteurs se recomposent. À gauche, cela peut prendre la forme de nouvelles synthèses entre ses partis organisés et les revendications portées par les mouvements sociaux et les évolutions sociologiques et éducatives des dernières années (écologie, rejet de « l’extractivisme », droits des minorités, des femmes, des populations indiennes et afro-descendantes, etc.). À droite, cela peut prendre la forme de discours de protection autoritaire – y compris contre les « ennemis de l’intérieur » et les étrangers – et de radicalisations conservatrices (souvent appuyées par des mouvements religieux) face aux nouveaux « désordres » supposément portés par la gauche.

Ainsi, les « nouvelles gauches » – comme les nomme la formule médiatique – latino-américaines arrivent au pouvoir dans des contextes où leurs marges de manœuvre et leurs espaces socio-politiques sont plus réduits et fragiles. Parfois, comme au Chili, au Pérou ou en Colombie, leur victoire doit aussi au fait qu’une partie de la population a voté pour elles moins pour leur projet que pour éliminer une option jugée plus directement menaçante ou aventuriste (José Antonio Kast, Keiko Fujimori ou Rodolfo Hernández respectivement). Elles ont cristallisé les secteurs de la société attachés à la démocratie mais qui, entre eux, peuvent tout à fait diverger sur ce qu’ils veulent pour l’avenir de la société.

Au Pérou, Pedro Castillo a accédé au deuxième tour de l’élection présidentielle avec seulement 19 % des suffrages avant de battre sur le fil Keiko Fujimori, sans aucune majorité au Congrès. C’est un phénomène que l’on retrouve au Chili ou en Colombie : la gauche revient au pouvoir sans majorité automatique dans les assemblées. Elle dispose du pouvoir exécutif mais pas du pouvoir législatif, ou l’a eu avant de le perdre, comme en Argentine. Elle doit composer avec d’autres forces, plus modérées, sociale-démocrates ou centristes, pour bâtir des coalitions contingentes lui permettant de gouverner. Ainsi, la fragilité institutionnelle et politique de ces gauches est plus grande que celle de leurs aînées. La gauche peut gagner mais aucune nouvelle hégémonie ne s’impose. Au Chili, en Colombie ou au Pérou, les droites ont été battues, mais elles ne sont pas défaites et disposent de puissantes positions et de relais dans la société.

En Amérique latine, dans un contexte international de crise systémique, la dépolitisation, la polarisation, la fragmentation et la radicalisation constituent des paramètres clés de la situation.

Pour toutes ces raisons, il faut être prudent avec l’emploi de formules – qui ont précisément l’avantage de la formule – du type « nouvelles gauches » ou « vague de gauche ». Par ailleurs, cela empêche de voir que chaque processus a ses singularités, qu’entre l’expérience mexicaine d’Andrés Manuel López Obrador, bolivienne de Luis Arce, colombienne de Gustavo Petro, argentine d’Alberto Fernández, etc. les configurations et les alliances politiques, ainsi que les programmes, ont des points communs mais aussi des différences. Enfin, il faut faire attention aussi car pour certains, employer ces formules permet de développer l’idée qu’il y a des bonnes gauches (les plus modérées) et des mauvaises (les plus radicales) ou d’opposer les processus des années 2000 à ceux actuels. Déjà à l’époque, certains, souvent les mêmes, théorisaient l’existence de deux gauches en Amérique latine. Il faut voir plus loin. Par exemple, sur le plan géopolitique, c’est précisément la mise au banc de Cuba, du Venezuela et du Nicaragua par les États-Unis au Sommet des Amériques de Los Angeles en juin 2022 qui a provoqué la non-participation de nombreux dirigeants latino-américains, la plupart issus de ces processus progressistes. Et ce, même s’ils peuvent avoir leurs divergences avec certains de ces gouvernements. Et tous s’engagent désormais pour un dialogue politique au Venezuela qui induit une normalisation des relations avec le gouvernement de Nicolás Maduro.

LVSL – Le contexte international est certes différent. Mais d’autre part, la radicalité moindre de cette nouvelle génération de gauche ne s’explique-t-elle pas également par une culture politique différente ? L’ancienne génération était imprégnée de marxisme et d’anti-impérialisme, même dans sa déclinaison la plus modérée. Une telle matrice idéologique semble bien moins présente au sein de la nouvelle…

CV – La génération à qui l’on doit les processus des années 2000 – Chavez, Morales, etc. – a vécu dans sa chair la domination et les ingérences des États-Unis et les dictatures militaires et s’est rebellée contre Washington. Les années 2000, c’est la génération des années 1970 au pouvoir, tandis que les années 2020, c’est la génération des années 2000 à la tête de la recomposition des nouvelles forces de gauche. Les militants des années 2000 ont eu accès à l’université, aux voyages, à internet, à une internationalisation plus grande dans un contexte de montée de nouvelles thématiques revendicatives mondiales (altermondialisme, féminisme, écologie, etc.). Cela amène de bonnes choses : une sensibilité accrue aux nouvelles luttes, aux combats contre les discriminations dans le cadre de sociétés capitalistes, etc. D’un autre côté, ce n’est pas une génération qui s’est construite par rapport à la question du pouvoir d’État, de sa conquête et de sa gestion. Une partie de la culture militante de la nouvelle gauche est même basée sur l’idée que la société peut changer sans prendre le pouvoir. Le multiculturalisme, la promotion de la diversité de la société, la reconnaissance de nouveaux droits individuels et collectifs, l’auto-organisation participent activement de cette culture, plus que le marxisme ou l’anti-impérialisme – qui renvoie pour ce dernier, en Amérique latine, à l’idée que le sous-continent demeure face à une décolonisation inachevée, et en situation subalterne par rapport aux États-Unis.

Certains avancent que la base sociologique de ces nouveaux mouvements de gauche est constituée des groupes sociaux les plus diplômés et de la bourgeoisie intellectuelle urbaine. Il est vrai que l’on peut tout à fait être un militant de gauche radicale et en même temps s’assimiler au mode de vie et à l’imaginaire des États-Unis ou de l’Europe ! C’est la signature de l’époque. Il est en tout cas clair que les nouvelles générations militantes n’ont pas connu, et heureusement, les guérillas, la clandestinité, les appareils répressifs des armées, ni le plan Condor… (…)

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