🇨🇴 Colombie – Communauté de paix de San José de Apartadó : « Un cri pour vivre »
Deux leaders communautaires et défenseurs de l’environnement colombiens sont venus à la rencontre de représentants d’ONG, d’élus, de parlementaires, de journalistes et de tous ceux prêts à écouter leur appel à l’aide, dans six pays d’Europe, entre le 11 mai et le 11 juin 2024. Leur but ? Dénoncer la situation de violence qu’ils affrontent dans le Nord-Ouest du pays, au milieu d’intérêts économiques et du pouvoir des groupes paramilitaires.
Un article de Guylaine Roujol Perez, journaliste, autrice
Leer en español : «Un grito para vivir» a Europa (Bandalos.com)
Moins de deux mois après le meurtre de deux membres de la Communauté de paix de San José de Apartadó, Nalleli Sepúlveda (30 ans) et Edinson David (14 ans), nous avons rencontré deux représentants de cette collectivité rurale de l’Urabá Antioqueño, dans le Nord-Ouest de la Colombie, qui ont effectué un déplacement en Europe pour dénoncer une fois de plus les assassinats, disparitions, et déplacements forcés entre autres violences dont leur collectivité fait l’objet depuis près de trente ans. La France clôturait cette tournée européenne passée par l’Angleterre, l’Autriche, la Hollande, la Suisse et la Norvège.
« Nous nous sommes organisés comme un groupe neutre, pour lutter contre la violence sur le territoire, défendre les droits humains, sans armes » résume Yudis Arteaga pour expliquer pourquoi, le 23 mars 1997, un peu plus de 600 personnes se sont organisées sur ce territoire rural du département d’Antioquia, d’y résister sans arme, malgré les massacres passés et ceux qui allaient suivre. « Nous avons perdu 312 des nôtres » déplore la jeune femme, car « le fait d’appartenir à une organisation qui défend les droits des populations nous met toujours dans une situation délicate. Mais nous ne renonçons pas pour autant » ajoute-elle d’un ton déterminé.
Corruption, absence d’État, contrôle des paramilitaires
Pour Nalleli Sepúlveda et son beau-frère Edinson David, il est trop tard. Si les coupables ne seront probablement jamais retrouvés, si tant est qu’ils soient recherchés – ni le bureau du Procureur ni la police n’ont procédé à la levée des corps, des membres de la communauté ont dû s’en charger -, les regards se tournent vers les tensions autour du projet de construction d’une route passant notamment par des terres privées.
« Les paramilitaires ont le contrôle total de la zone et de la population civile depuis 2017 » explique José Roviro López. « L’armée leur fiche la paix. Ils ont toujours été présents, mais depuis les accords de paix, ils ont un pouvoir absolu. » Une maîtrise qui s’exerce sous la forme de menaces, d’extorsion déguisée en « impôts », d’imposition de leur loi, de contrôle des entrées et des sorties sur le territoire, en l’absence de présence de l’État, le tout « avec la bénédiction de la force publique ».
L’espoir suscité par l’élection de Gustavo Petro en 2022 parmi les organisations de défense des droits humains a-t-elle changé la donne ? « Ce gouvernement reconnaît au moins l’existence de notre communauté et notre lutte pour la paix » observe-t-il. « Mais les institutions locales demeurent corrompues. La force publique, responsable de bon nombre de violences, reste de connivence avec le paramilitarisme. La soumission est absolue car personne ne les contre » insiste-il. « Lorsqu’ils arrivent dans un village, ils obligent le leader à convoquer les habitants pour leur servir leur discours en public, pour actualiser leurs règles, imposer leur présence et leur loi ».
Mégas projets, maxi crainte
La Communauté de paix est alors accusée de freiner le développement économique de la région, dès lors qu’elle s’oppose à la construction de routes dans le cadre de l’activité minière ou pour le développement de grandes industries, ou encore de la culture bananière, dont les bénéfices ne sont pas forcément partagés par la population, et ont une incidence sur l’environnement.
La construction d’un port de marchandises dans le golfe d’Urabá, sur la mer des Caraïbes, pour lequel le groupe de BTP français Eiffage a signé en avril 2022 un contrat de 345 millions d’euros, est présenté comme une opportunité pour les entreprises par la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) France Colombie dans le cadre de la compétitivité et des échanges internationaux. Mais dans la Communauté de paix de San Apartadó, le spectre du développement de l’exploitation minière, – Puerto Antioquia pourrait traiter jusqu’à sept millions de tonnes de marchandises en général d’après la CCI -, fait peur. « C’est la destruction de la paysannerie, de communautés mêmes. La terre, c’est là où nous vivons, ou nous travaillons » explique Yudis. « Cette exploitation de charbon contamine l’eau, détruit la montagne, qui pourra vivre ici ensuite ? »
« Bien sûr, on raconte aux gens qu’on va les employer, leur donner un bon salaire, qu’ils auront une maison, et cela leur permet d’acheter leur consentement, pour qu’ils adhèrent au projet. Ensuite, il se passera ce qui est arrivé dans le Cerrejón (Guajira), avec le déplacement forcé de population, les dommages sur l’environnement, l’emploi de personnes étrangères. Ceux qui en paient le prix fort ce sont ceux qui vivent ici » poursuit José qui déplore ce processus bien connu en Colombie, citant les conséquences de précédent projets : l’exploitation du charbon dans la Guajira, ou la production d’électricité avec la force de l’eau dans le département voisin de Córdoba.
La présence d’investissements et d’intérêts européens en Colombie a poussé la communauté à dénoncer ces méga projets entre autres auprès de représentants de la mairie de Paris, de l’ambassade de Colombie en France, du ministère des Affaires étrangères et de diverses ONG, « dans l’espoir qu’ils soient questionnés. »
Un effet d’image
Près de six millions de touristes se sont rendus en Colombie en 2023 selon le ministère du Commerce, de l’Industrie et du Tourisme. Un chiffre qui ne cesse de croître (si l’on exclut la période de la pandémie) depuis les accords de paix de la Havane en 2016. En Europe, la Colombie a sérieusement la côte. Les touristes européens étaient 23% de plus en 2023 qu’en 2022 dans ce pays andin. Ils en reviennent la plupart du temps émerveillés par la beauté, la majesté et la diversité des paysages, l’accueil légendaire des Colombiens, mais ont peu l’occasion d’appréhender la distorsion entre l’image d’un pays en paix où les apparences sont préservées et la situation réellement vécue dans les campagnes.
« C’est normal » constate José. « Car c’est ce qu’on leur a vendu. Ils vont à Carthagène, à Santa Marta. Ils reviennent chez eux avec la cara bonita du pays. C’est pourquoi nous vous invitons à venir chez nous. Au sein de la communauté. » Yudis surenchérit : « Le problème en Colombie, c’est que ce n’est pas le gouvernement qui est aux commandes. C’est le pouvoir économique qui tient les rênes du pays. Et pendant ce temps, nous, nous continuerons de mourir. Notre cri, c’est un cri pour vivre. »
À l’évocation d’une conférence donnée à la fin des années 90 à Paris sur les mêmes thèmes, Yudis reconnaît : « Il est triste que nous soyons aujourd’hui dans la même situation. Mais ce travail de dénonciation, nous devons continuer à le faire. Pour qu’un jour, on arrive enfin à obtenir la paix. » En Colombie, seuls les noms des acteurs changent. « La guerre se transforme. Mais les institutions de l’État y sont toujours liées. Les entreprises minières ont l’argent. Elles financent. Les maires sont parfois des hommes d’affaires dans le commerce de la banane. Et les forces obscures font le sale boulot… »
À quelques heures de leur retour vers Bogotá, Yudis et José se sont souvenus de tous ceux qui sont tombés. Sans arme, sans violence. « Nous avons besoin de la solidarité internationale. De votre accompagnement. De rendre visible ce qui se passe sur notre territoire. »