Colombie. Hidroituango : désastre socio-environnemental et responsabilité internationale (Laetitia Braconnier Moreno / Blog Médiapart)
Ces derniers jours, plus de 4000 personnes ont été obligées de fuir les alentours d’Ituango (Antioquia, Colombie), à cause de la dispute territoriale opposant dissidences des FARC, groupes paramilitaires et acteurs économiques liés au méga-projet Hidroituango. Ce billet, co-écrit avec Isabel Zuleta, sociologue, écologiste populaire et féministe communautaire, entend porter leur voix.
Le billet reprend les dénonciations faites par Isabel Zuleta* lors du forum pour la protection des leaders sociaux en Colombie. Sa version originale a été publiée pour le dossier de la Revue IdeAs « Protéger les leaders sociaux à l’ère du post-accord de paix colombien », avec l’aide précieuse de Laura Cahier, co-coordinatrice de ce dossier.
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Le projet hydroélectrique « Hidroituango » est mené dans le canyon du fleuve Cauca, dans le département d’Antioquia, en Colombie. Il affecte gravement ce profond canyon formé par deux chaînes de montagnes, la « centrale » et l’ « occidentale », jeunes et instables, qui protégeait la forêt tropicale sèche, un écosystème en voie d’extinction et les espèces endémiques l’habitant. En plus d’immenses dégâts environnementaux, ce mégaprojet a généré un impact sans précédent sur les populations des villages alentours, dont la plupart a souffert du conflit armé.
Créé en 2008, le Mouvement Rios Vivos est né en réponse aux abus de l’entreprise responsable du projet, et principalement aux expulsions violentes sans relogement des familles. Il dénonce le fait qu’un tel projet, bien que légal et public, et bénéficiant d’un soutien international, ne garantisse pas les droits des communautés d’habitants et les « revictimisent ». Le Mouvement s’emploie activement à défendre le territoire, sauvegarder les droits à une vie digne et à un environnement sain, et susciter une réflexion sur le modèle de développement auquel répond le projet Hidroituango, au détriment des droits les plus fondamentaux des communautés.
Une catastrophe socioculturelle et environnementale annoncée
Revenons sur les faits pour comprendre la crise multidimensionnelle provoquée par le projet de barrage hydroélectrique Hidroituango. En avril 2018, les Empresas Públicas de Medellín (EPM), en collaboration avec la Gobernaciónd’Antioquia, la plus haute autorité de l’État au niveau départemental, responsables du projet, ont commencé à inonder le réservoir en bloquant un fleuve géant – le fleuve Cauca. Or, l’inondation a eu lieu alors que les travaux nécessaires à une opération d’une telle ampleur n’étaient pas encore terminés.
Ainsi, ces travaux comprenaient la fabrication d’un mur de 225 mètres de haut et impliquaient une machinerie pour huit turbines – devant générer 2 400 MW d’énergie – avec un gigantesque réseau de tunnels à l’intérieur de la montagne, des centaines de ponts, des zones de dépôt et des kilomètres de nouvelles routes, une extension de soixante-dix-neuf kilomètres devant être inondée, plus de trente hectares touchés, des camps pouvant accueillir cinq mille travailleurs, trois énormes lignes de transmission à haute tension, des sous-stations, des cimenteries et toutes sortes d’installations connexes
Ces travaux ont été initiés malgré la présence de sept failles géologiques, la plupart d’entre elles étant actives, sans aucune certitude quant à la stabilité de la zone. En outre, l’aval de l’Autorité nationale de permis environnementaux (ANLA) faisant défaut, celle-ci a ordonné la conduite d’une expertise, revenue à la société de conseil international Pöyry.
Les communautés se sont d’emblée montrées méfiantes vis-à-vis de ce contrat pour de nombreuses raisons : d’abord, le rapport d’expertise était payé par l’entreprise responsable du projet Hidroituango, Empresas Públicas de Medellin ; ensuite, cette société de conseil est connue en Amérique latine pour fournir des services d’ingénierie à des projets énergétiques, miniers et d’infrastructure si controversés qu’elle s’est vue été obligée de changer de nom ; enfin, le contrat la liant avec EPM a été modifié à cinq reprises, sans qu’aucun résultat n’ai été présenté.
Face à ces irrégularités et avant l’inondation, le Mouvement Rios Vivos s’est fait accompagner d’un collectif d’avocats pour faire annuler le permis environnemental finalement accordé à Hidroituango par l’ANLA. Ainsi, outre l’expertise ordonnée par l’autorité environnementale, un juge de contrôle de garanties, le juge 75 du tribunal pénal de Bogota, a ordonné le 18 juin 2019 la réalisation d’une étude indépendante pour statuer sur la stabilité du massif rocheux et la viabilité du projet, au moyen d’une « table de négociations techniques » devant intégrer les victimes du projet. Le 11 décembre 2020, le même juge a confirmé les mesures préventives visant à protéger les habitants affectés, établissant les nombreuses infractions commises par l’État colombien.
Pourtant, malgré les incertitudes et les risques connus, les constructeurs ont inondé et détruit des milliers d’hectares de terres, dès le mois d’avril 2018 sans avertir les familles ayant toujours habité le territoire. De surcroît, EPM a pris la décision de commencer à remplir les tunnels en les bouchant avec du ciment, sans avoir terminé le mur du barrage, le déversoir ni même le tunnel de décharge intermédiaire qui était chargé du débit écologique.
En raison de ces graves manquements aux diligences requises en période de pluies torrentielles, l’opération a échoué.
De nombreuses familles ont été piégées par les eaux, en raison des bouchons de ciment les empêchant de circuler dans les deux tunnels de déviation, tandis qu’un troisième tunnel n’a pas résisté à la pression et s’est effondré. La population en aval du mur a été évacuée, et celle en amont secourue ; dans les deux cas, elle été abandonnée à son sort après une intervention institutionnelle minimale.
La zone s’est encore déstabilisée en raison de ce remplissage soudain. Le 16 mai 2018, le tunnel qui s’était effondré s’est débouché pendant quelques minutes et a produit une avalanche. Celle-ci a détruit des maisons et des infrastructures communautaires telles que des ponts, des hôpitaux, des écoles, des églises et des cimetières comprenant parfois des sépultures de victimes du conflit armé. Les ponts bloqués ont coupé les routes entre les deux rives du fleuve Cauca. L’économie s’est effondrée : les moyens de subsistance des communautés ont été noyés, et les pêcheurs et bateliers ont perdu leur maison et leur travail. Des milliers de familles de plusieurs villages ont été livrés à une situation de misère, d’insécurité alimentaire et d’angoisse permanente, sans garantie de relogement ni moyens de subsistance décents.
Les communautés habitants le territoire de manière précaire ont perçu le blocage de ce grand fleuve comme un acte de mépris pour leur humanité et continuent depuis lors à faire face à de nombreuses insécurités.
Revictimisation et résistance de la communauté
Après ces dommages commis à l’encontre des habitants et de l’environnement, aucune mesure de réparation n’a été adoptée pour les personnes déplacées, qui se trouvaient déjà dans une situation de vulnérabilité avant le projet. En effet, comme fait aggravant, ledit projet hydroélectrique se construit dans une zone où la population a souffert de la guerre et continue d’être victime du conflit territorial entre groupes armés illégaux.
Au moins 60 % des habitants de la zone touchée par le barrage ont été victimes du conflit armé. 2904 personnes ont été portées disparues depuis les années 1980. La Juridiction spéciale pour la paix, compétente depuis 2017 pour juger certains responsables du conflit colombien, a ainsi été conduite à prendre des mesures de prévention sur ce territoire afin de mener à bien ses enquêtes pour les droits des victimes.
Le barrage et les déplacements forcés qu’il a engendrés violent en effet la mémoire collective locale du conflit ; à la suite des inondations, les fosses communes et les sites d’inhumation où reposent des corps non identifiés ont été menacés de destruction. La disparition de ces traces matérielles, déjà difficiles à exploiter, portent atteinte au droit à la vérité et à la justice des familles qui recherchent leurs proches depuis des décennies.
L’alarmante actualité montre que ces crimes n’ont pas cessé ; des leaders communautaires et défenseurs des droits humains continuent d’être assassinés et enlevés par des groupes paramilitaires qui font régner la terreur sur toute la communauté, et pas seulement sur les membres des mouvements sociaux.
À la fin du mois de juillet 2021, plus de 4000 personnes ont été sommées par des acteurs illégaux de quitter leurs fermes, logements et bétails dans une trentaine de hameaux. Les familles se sont retrouvées confinées dans le village d’Ituango, en proie à une situation d’urgence humanitaire pendant plusieurs jours, avant de regagner leurs territoires dans un climat d’incertitude et d’insécurité.
La permanence des acteurs criminels montre, pour les communautés, que l’État, d’une part, n’a pas de contrôle sur le territoire, et d’autre part, la prédominance de la figure de l’État corporatif : la société EPM prend des décisions de toutes sortes, y compris en matière de mobilité et de sécurité. (…)
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