Patricio Guzmán, gardien des sursauts de l’histoire du Chili (Baptiste Antignani / Slate)

Depuis le début des années 1950, le documentariste témoigne des bouleversements qui agitent son pays. Ce réalisateur majeur est en train de monter son prochain sujet, sur la mobilisation actuelle, dont il estime qu’elle pousse le Chili vers un avenir plus équitable.

Au travail sur son prochain documentaire, dont le titre provisoire est Mon pays imaginaire, Patricio Guzmán semble renouer avec un espoir d’autrefois mais teinté d’une grande prudence. | Tobias Schwarz / AFP


Paru au début de l’année 2021 Patricio Guzmán, une mémoire chilienne – Le cinéma au coeur du monde, écrit par Julien Joly, fait le récit passionnant de la vie du cinéaste éminemment liée aux bouleversements sociaux et politiques de la société chilienne depuis le début des années 1950. Un récit qui nous permet de mieux comprendre la profondeur du regard du réalisateur de La nostalgie de la lumière (2010).

Nous nous rencontrons à cette occasion, alors que le cinéaste, accompagné de sa productrice et compagne Renate Sachse, s’apprêtent à débuter une première période de montage du prochain film du célèbre documentariste.

Un pays en pleine mutation

Le Chili semble renouer avec un espoir d’autrefois, à l’aube de la ratification d’une nouvelle constitution historique rompant symboliquement l’emprise posthume du dictateur Pinochet sur la société chilienne.

Jusqu’à cette année, la constitution était celle de 1980, mise en place sous le régime dictatorial de l’homme aux lunettes noires. Face à la politique néolibérale féroce de Pinochet, qui a creusé en profondeur les inégalités sociales du pays, un souffle de protestations vient briser une longue période de silence et la colère se fait entendre sur les terres de Pablo Neruda, où une assemblée constituante vient d’être élue et dont la présidente, fait historique, est une femme mapuche, Elisa Loncon.

« Ce n’est pas un mouvement révolutionnaire, c’est un mouvement qui pousse le pays vers un avenir plus équitable. C’est un mouvement pratique, concret, fondé sur de nombreuses protestations concernant la vie quotidienne, analyse Patricio Guzmán. C’est un processus extrêmement vivant, chaque jour de nouvelles actions se mettent en place. C’est une rupture totale. Les profondes inégalités dans tous les domaines: éducation, santé, coût de la vie… ont fait subitement émerger cette colère citoyenne. C’est un éclatement unique dans l’histoire du Chili, qui n’a pas simplement lieu à Santiago [où une féministe communiste de 30 ans a été élue maire, ndlr] mais qui s’est propagé dans tout le pays. C’est un mouvement pour un Chili plus démocratique, pour une vie plus digne. »

Au commencement

Patricio Guzmán est un fragment de la mémoire chilienne. Formé à l’école madrilène, le cinéaste initie sa carrière en plongeant dans l’euphorie d’un Chili en pleine mutation au début des années 1970. À travers un cinéma artisanal gouverné par l’urgence de la rue, l’homme se fait le témoin de l’époque de l’Unité populaire, portée par Salvador Allende. Un souffle d’espoir pour certains, une menace communiste pour d’autres, la société chilienne se clive peu à peu. Le monde regarde alors circonspect ce petit pays d’Amérique du Sud bordé par la cordillère des Andes. Salvador Allende, le candidat socialiste, est élu par le peuple chilien, une véritable révolution par les urnes en pleine Guerre froide.

L’essence de l’œuvre de Patricio Guzmán réside dans ses années historiques.

« À l’époque, je finissais mes études de cinéma à Madrid. La presse espagnole décrivait, jour après jour, la montée en puissance d’Allende et l’énergie qui s’emparait du pays, se souvient le réalisateur. Avec ma compagne de l’époque, nous décidons rapidement de rentrer à Santiago. C’était l’euphorie totale. Des mobilisations quotidiennes, des fêtes populaires, la nationalisation d’usines… Le pays changeait subitement. La droite restait muette, complètement stupéfaite, ils ne savaient pas quoi faire. Je m’étais formé à la mise en scène de fiction mais la réalité était tellement forte… Le documentaire s’est imposé à moi. »

De cette époque charnière de l’histoire chilienne, Patricio Guzmán signera ses premiers documentaires à la reconnaissance internationale. Avec La bataille du Chili, film en trois parties diffusé à partir de 1975, il livre un récit brut de l’euphorie, de la tension sociale et de la fin tragique d’une utopie politique, Salvador Allende se suicidant durant le coup d’État du 11 septembre 1973 après s’être adressé une dernière fois à son peuple.

Commence alors une période de répressions politiques sanglantes où la torture se mêle à la censure. La société chilienne sombre soudainement dans l’horreur. La vie du cinéaste en est profondément bouleversée. Contraint à l’exil, il ne reviendra jamais vivre sur les terres de son enfance. L’essence de l’œuvre de Patricio Guzmán réside dans ses années historiques. « Je crois que je vais continuer à faire la même chose jusqu’à la fin. Je n’ai pas d’autre alternative: je suis prisonnier d’un moment d’histoire, je ne peux ni ne veux m’en échapper », rapporte Julien Joly.

Un cinéaste de la mémoire

À travers une œuvre éminemment politique et poétique, Patricio Guzmán apparaît comme un metteur en scène majeur de la réalité. Une vie de réalisation dédiée à sa terre natale, une vie à lutter contre l’oubli et guidée par la volonté de reconstruire. Ne pas oublier les victimes, les bourreaux mais aussi comprendre et faire comprendre les multiples séquelles de ce long régime dictatorial sur la société chilienne actuelle. Le pays de son enfance.

Une conquête mémorielle au sein d’un Chili amnésique après la chute du dictateur en 1988. « Le silence était le prix de la paix. » Il est également question de l’importance de la transmission mémorielle, notamment en 1997 avec Chili, la mémoire obstinée où le cinéaste filme les réactions de jeunes étudiants découvrant La bataille du Chili pour la première fois.

En 2019 La Cordillère des songes remporte l’Œil d’or du meilleur film documentaire au festival de Cannes. | Cinespagne.com via YouTube

« Le documentaire est une arme, car c’est un moyen d’expliquer la réalité d’une façon tellement claire, de rendre accessible la complexité du monde à travers le langage cinématographique, affirme Guzmán. Le documentaire se développe dans un champ d’idées extrêmement riches, c’est formidable! Il faut transformer la réalité en phénomène cinématographique, emporter ton spectateur dans une histoire, lui faire vivre de véritables émotions. Je ne suis pas un théoricien du documentaire, je conçois mes films de manière très instinctive, je me laisse guider par ma sensibilité. Je ne cherche pas à respecter des codes, des conventions, j’essaie de développer ma propre écriture de narration documentaire. »

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