Colombie : l’irruption politique de Francia Márquez et la nécessité d’un Parti Noir (analyse de Marino Canizales Palta / Rosa Roja / Traduction Contretemps)


L’un des événements politiques les plus importants de la dernière séquence électorale qui s’est déroulée en Colombie a sans aucun doute été la consécration de Francia Márquez comme personnalité politique nationale. Dirigeante du mouvement social et politique « Soy porque Somos » (Je Suis parce que nous Sommes), elle a remporté la troisième place d’une consultation politique nationale visant à élire de nouveaux et nouvelles membres du Congrès, à laquelle ont également participé plusieurs coalitions électorales, via des primaires, afin de définir leurs candidatures à la présidence et à la vice-présidence de la République.

Leer en español : Francia Márquez y el Pacto Histórico: cercanías y diferencias

Dans ce processus politique, Gustavo Petro, pour le Pacto Histórico, a remporté la nomination pour être candidat à la présidence de la République, et Francia Márquez, la nomination pour être sa vice-présidente. Nous ne mentionnerons pas une figure de proue des évangéliques, Alfredo Saade, qui, dans le cadre du même pacte et de la même concertation, a obtenu le score dérisoire de 23 000 voix comme porte-drapeau du « zéro avortement », un slogan douloureusement approuvé par le leader du parti Colombia Humana.

L’événement a fait enrager les classes dominantes et leur régime politique, ainsi que les élites colombiennes : qu’une femme d’origine paysanne, noire, plébéienne, écoféministe et classiste aspire à la vice-présidence de la République dans le cadre de cette coalition électorale, leur semble intolérable. La droite, qui se vautre dans la boue de ses propres crimes et de ses haines racistes, se demande avec colère : « Comment est-elle arrivée jusqu’ici ? » « Que s’est-il passé pour qu’ils ne puissent pas la retirer ? » « Une ancienne employée domestique au Palais présidentiel, la Casa de Nariño ? »

Mais les faits sont têtus. Cette femme humble d’origine paysanne est devenue un symbole national et international parce qu’elle a fait siennes les luttes des opprimé.e.s et des exploité.e.s, des peuples noirs raizalmarron et palenquero, des indigènes et des paysan.nes pauvres, des travailleur.se.s  formel.les et informe.les, des femmes traitées comme une minorité nationale dépourvue de droits, criminalisées et persécutées pour avoir exigé le respect et la garantie de leurs droits de genre, de la communauté LGTBQ+, de la jeunesse appauvrie et sans avenir des villes et des campagnes, de ces multitudes qui ont fait entendre leur voix et sentir leur colère lors du sursaut social du 28 avril 2021, de cette jeunesse courageuse et lucide qui a défilé et crié ses revendications en participant à la « première ligne « .

Rien de ce qui est humain dans la condition sociale des faibles, des opprimé.es et des racisé.es ne lui est étranger. Son esprit révolutionnaire a embrassé et fait siennes les luttes des « riens » et des « igualaos » contre la crise humanitaire générée par la violence et la misère qui rongent le pays et ses racines profondes. Sa dimension politique en tant que femme rebelle, porte-parole de ceux d’en bas, s’est affirmée dans les processus sociaux horizontaux et transversaux qui se sont déroulés et se déroulent encore dans les communes et les quartiers des villes, dans les puits de mine, dans les coudes et les berges des fleuves, dans les parcelles et les territoires des Indien.nes, des Noir.es et des paysan.nes pauvres, dans les mobilisations contre l’exploitation minière illégale et anticonstitutionnelle, dans les journées contre le racisme institutionnel et diffus, dans les grèves et les protestations contre la destruction de l’environnement, dans les cuisines communautaires de la « première ligne « , dans la « marche des turbans » pour son fleuve Ovejas et son territoire ancestral dans le nord du Cauca, dans sa lutte pour la vie et le bien-vivre.

Si la rue, la place publique et les champs ont été son élément, son langage est celui des droits de l’homme comme fondement de sa personnalité politique qui a façonné ses actions et ses idées en faveur des dépossédé.es. Les distinctions internationales qu’elle a reçues le prouvent amplement : Prix National pour la Défense des Droits de l’Homme en Colombie, catégorie « Défenseuse de l’année » (2015) ; « Goldman Environmental Prize » (Prix Nobel de l’Environnement, 2018) ; « Prix Joan Alsina pour les Droits de l’Homme (2019) » et « BBC 100 Women 2019 »  .

Ses luttes et celles des siens, les communautés afro-descendantes, les peuples indigènes et les paysan.nes pauvres et de ceux qui la soutiennent et la reconnaissent, ne sont pas de la rhétorique ou des pactes venus d’en haut. Elle a vu le visage de la mort et n’a pourtant pas été séduite par les charmes sinistres de sa tête de méduse. Parce qu’elle a vu la mort, elle se bat pour la vie avec des méthodes démocratiques et sans faux-semblants. Personne ne lui a fait de cadeau dans une société machiste où un ancien président de la République et apparatchik  du Parti Libéral, utilisant un langage patriarcal, la traite de « grossière » pour lui avoir rappelé ses actions clientélistes et néolibérales. Dans un pays de massacres, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, elle se bat pour la vie et le bien-vivre. Face aux ravages produits par la barbarie capitaliste dominante, elle propose la construction d’un autre pays et d’une nouvelle République démocratique du peuple d’en bas. En tant que femme collective, source de vie, avec un regard ferme et une voix assurée, elle s’oppose la colère raisonnée de la résistance environnementale éco-féministe contre un régime politique raciste, sexiste et homophobe.

Son humilité complexe, sa connaissance et son engagement envers la Colombie profonde et plébéienne dont elle est issue, lui ont permis d’utiliser l’exquise arrogance de quelqu’un qui se sent sûre d’elle pour défendre et promouvoir des idées et des revendications de nature émancipatrice avec une grande humanité. Les revendications et propositions démocratiques qu’elle avance en tant que leader de « Je Suis parce que nous Sommes » s’inscrivent dans une perspective anticapitaliste et socialiste, en contradiction avec le modèle économique néolibéral et extractiviste qui gouverne notre pays et la patrie latino-américaine : « Une autre société est possible », affirme-t-elle sans ambages, « différente de celle de la barbarie et de la mort, où la dignité sera la norme », comme expression d’une relation sociale d’égalité, de reconnaissance et d’une meilleure qualité de vie. Ce sont ces dynamiques et ses convictions politiques qui expliquent pourquoi Francia Márquez est devenue une dirigeante révolutionnaire qui progresse grâce à ses profondes racines populaires.

Francia Márquez dans le Pacte Historique

Son entrée dans le Pacte Historique a été une bouffée d’air frais pour cette coalition électorale, qui avait été caractérisée de l’intérieur comme une alliance politique sans classes sociales, en raison de sa composition interne hétéroclite. Les deux y ont gagné. Mais elle a marqué un tournant au sein du Pacte, car l’arrivée de Francia Márquez a généré une nouvelle situation politique en son sein en raison de ses positions de classe et du fait qu’elle a mis en avant à la fois le sujet tabou du racisme et sa conception de la lutte pour l’égalité au-delà des limites étroites de la démocratie formelle.

Sa présence dans la course électorale pour la présidence et la vice-présidence de la République, sur un ticket avec Gustavo Petro, a généré un nouveau climat moral et politique face à la crise du régime politique dirigé par Iván Duque et son parti, le Centre Démocratique (Centro Democrático). Les positions de classe de Francia Márquez pour la défense de ceux d’en bas et ses invectives contre le racisme et ses différents visages, contre le modèle capitaliste néolibéral d’accumulation, mal accueillies par certain.es de ses membres, sont pourtant une brillante tentative de refonder la lutte politique tout en retrouvant l’importance pour les travailleur.se.s  de la méthode de la lutte des classes.

Sa conception de la politique articulée avec cette méthode a redessiné le scénario pour aborder et résoudre, de manière indépendante et avec clarté, les conflits et les tensions qui sont générés au sein de la relation capital-travail, c’est-à-dire entre patrons et travailleur.se.s, entre un capitalisme raciste, homophobe et sexiste et les classes laborieuses qui souffrent de son despotisme et de l’esclavage du travail salarié. Elle sait que c’est là, dans un contexte de rapport de forces, que les opprimé.es et les exploité.es deviennent fort.es lorsqu’ils et elles agissent de manière indépendante avec leur propre voix et des principes clairs en mettant en avant leurs revendications et leurs exigences politiques, y compris l’accession au pouvoir.

Elle sait aussi, avec un grand réalisme, que la droite, pour qu’il n’y ait pas de lutte des classes, tue l’enfant au berceau, en utilisant la terreur et la guerre sale quand elle le juge nécessaire, dans le but de réduire ou d’annuler toute légalité pour qu’elle n’ait pas lieu, ou en la présentant comme un champ de haine pour la discréditer. Les forces sociales et politiques au pouvoir savent que les exploité.es et les opprimé.es ont besoin de la légalité pour se faire entendre et faire avancer leurs revendications et que la terreur paralyse et disperse.

Cependant, en laissant de côté tout fatalisme qui pourrait découler de la tension décrite ci-dessus, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une politique dans une société de classes, au sein de laquelle se résolvent les conflits sociaux et les luttes pour le pouvoir et la gouvernabilité.  À cet égard, il convient également de rappeler que le vote obtenu par le Pacte Historique, en particulier par Francia Márquez lors des dernières élections du 13 mars, a constitué une défaite retentissante pour la fumisterie du « centrisme ». Face à la faillite du gouvernement d’Iván Duque et de ses alliés, à son discrédit à l’intérieur et à l’extérieur du pays, à la perte d’hégémonie de l’uribisme au sein du bloc des classes dirigeantes, au regain du paramilitarisme, aux massacres, au démantèlement des Accords de Paix et à l’aggravation du conflit armé interne, la poursuite des exécutions extrajudiciaires et des affaires, la classe politique et les plus de cinquante pré-candidat.es à la présidence de la République et leurs différentes coalitions électorales, jouant à l’anti-politique, ont décidé de se couvrir tous du tapis honteux du « centrisme ». (…)

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