Colombie. Jours de résistance, nuits de plomb (Andrea Aldana / Blast Info)


Andrea Aldana est une journaliste colombienne basée à Medellín. Dans cette chronique, publiée par “Universo Centro” le 11 juin dernier – que nous avons fait le choix de traduire et publier à notre tour – Aldana se rend à Cali, épicentre de la révolte colombienne, où la mobilisation entamée le 28 avril a été la plus durement réprimée. Des manifestations qui ont commencé en opposition à une réforme fiscale voulue par le gouvernement autoritaire du président Ivan Duque, dans l’ombre de l’ex président Alvaro Uribe. La jeunesse révoltée s’est constituée en bataillons de “Première ligne”, et c’est à eux qu’Andrea Aldana donne la parole dans cet article, dont nous publions le premier volet aujourd’hui.


À sa sortie de Cali, la minga passe par Puerto Resistencia. Photo : Andrea Aldana

Leer en español Días de resistencia, noches de plomo


– Ils sont en train de nous viser ! Ils sont en train de nous viser !

-Qu’est-ce qu’il se passe ?

-Ils nous visent ! Couvrez-vous !

– On nous vise ? Qu’est-ce qu’il se passe ?

– Première Ligne, couvrez les journalistes !

Tac, tac.

Le sifflement des deux coups de feu à Puente del comercio était presque inaudible. C’est ici l’un des lieux de « blocage », « concertation » ou « résistance » établis à Cali le 28 avril, jour du début de la grève nationale. Le qualificatif dépend de qui l’on interviewe, si c’est une source officielle ou un travailleur actif en chemise blanche, si c’est quelqu’un de l’Archidiocèse ou si c’est quelqu’un qui prend part aux manifestations. Les jeunes indiquent qu’ils ont traversé le côté droit de là où nous sommes retranchés. Je ne sais pas de quel genre d’arme il s’agissait, je ne sais pas si elle était « non létale » ou à feu, je ne sais pas si elles peuvent toutes deux tuer – j’ai lu que si – mais je l’ai entendue résonner et j’ai eu la trouille. Quelle que soit l’arme déchargée dans ta direction, ça laisse un traumatisme.

Quatre jours plus tard, le 2 mai, ici même on a tué Nicolás Guerrero et plus de cinquante mille personnes l’ont vu se vider de son sang en direct. Le DJ Juan de León émettait en direct ce soir-là depuis son compte Instagram. Ils faisaient une veillée nocturne à Paso del Comercio – c’est comme ça qu’on appelle aussi Puente del Comercio – un grand rassemblement priait autour d’une croix faite de bougies sur la rue qui était bloquée, on rendait hommage à la mémoire des morts tombés pendant les manifestations à Cali. Le chiffre ? Cinq jeunes assassinés en cinq jours de manifestation. Sur les photos il semble que l’évènement est pacifique, les habitants du voisinage affirment la même chose. Soudain, l’ Escuadrón Movil Antidisturbios (Esmad) est arrivé avec d’autres policiers pour dégager la route. On voit des gaz, on entend des coups de feu, les gens courent, les jeunes crient, la caméra tombe, se relève et pointe la focale sur un jeune homme à terre. On le ramasse à plusieurs, on le porte, et quelqu’un crie: « Il est blessé à la tête, il est blessé à la tête. C’est sérieux. Regardez le sang du gamin. Il est en train de de se vider de son sang ! Regardez le sang du gamin ! Arrêtez de nous tirer dessus ! » Le gamin c’est Nicolás. Ce jour-là on a vu qu’Instragram peut aussi être le théâtre de l’horreur.

⁃ Ce jour-là j’étais à quelques mètres de lui.

⁃ Au milieu de l’attaque ?

⁃ Oui, ils le portaient à plusieurs mais l’Esmad nous a vus et nous a gazés à nouveau, ils l’ont emmené dans une camionnette, mais quand j’ai vu la flaque de sang qu’il a laissée sur l’herbe et le sol c’est là que j’ai tout de suite compris que le gamin allait pas s’en sortir. Venez, suivez-moi et je vous montre.

Après quelques heures Nicolás est mort dans un hôpital, mais c’est à Paso del Comercio qu’il a été tué. L’homme qui me narre les événements a l’air consterné, il n’est pas jeune, on voit qu’il a la quarantaire. Il n’a pas de cagoule, je lui demande pourquoi il continue de venir et, avant qu’il réponde, je lis dans son regard que c’est par compassion.

⁃ Je ne suis pas bien placé pour vous raconter comment eux ont vécu tout ça, je n’ai fait que leur filer un coup de main avec du sérum pour les yeux. Les aider, qu’ils ne manquent pas de nourriture, qu’ils ne manquent pas d’eau, de vêtements… C’est que… C’est de notre faute à nous d’avoir discriminé tous ces enfants. Si le gouvernement s’était mis à éduquer la jeunesse c’est sûr que la majorité ne seraient pas des délinquants. Mais si tu n’éduques pas l’enfant, qu’est-ce que tu veux ? Et maintenant ce qu’ils veulent faire c’est du nettoyage social. Ça n’est pas juste. Je te raconte ce qu’il s’est passé avec Nico parce que je l’ai vu et c’était vraiment, vraiment, vraiment dur. Dur de voir ces gamins mourir. (…)

(…) Lire la suite de l’article et voir le reportage photos ici
Texte traduit par Thomas Le Bonniec