Colombie : à l’orée d’un tournant politique ? (Frédéric Thomas / CETRI)


Le 29 mai prochain auront lieu les élections présidentielles en Colombie. Le candidat de gauche, Gustavo Petro, est en tête des intentions de votes. Sa victoire signifierait un tournant majeur dans l’histoire du pays, et même de la région. Analyse de Frédéric Thomas du CETRI / Centre Tricontinental.


Francia Márquez et Gustavo Petro. Photo: AFP

Aux élections législatives colombiennes du 13 mars dernier, le Pacte historique a devancé les autres partis en obtenant près de 15% des votes. À la tête de cette coalition de gauche, Gustavo Petro a en outre recueilli presqu’autant de voix que les candidats de la droite et du centre réunis lors des primaires de la présidentielle. Est-ce l’annonce de changements majeurs dans ce pays très marqué à droite depuis des décennies, et aligné sur la politique extérieure de Washington ?

Francia Márquez, leader féministe afro-colombienne, défenseuse de la terre, candidate à la vice-présidence du Pacte historique. Photo : GUE/NGL CC

En réalité, le changement a déjà commencé. Aux niveaux symbolique, narratif et du « partage du sensible » pour reprendre une expression du philosophe Jacques Rancière [1]. Petro, membre de la guérilla du M19 dans les années 1980, maire de Bogotá, et candidat malheureux au second tour des élections de 2018 face à Iván Duque, a désigné comme vice-présidente Francia Márquez, une leader féministe afro-colombienne, défenseuse de la terre et troisième candidate la mieux votée lors des législatives de mars. Cette irruption au-devant de la scène publique de visages d’une autre Colombie, en écho aux figures subalternes, stigmatisées et criminalisées – Márquez entend représenter celles et ceux qui ne sont rien –, s’est prolongée et confirmée par l’entrée au parlement et au sénat de représentants indigènes et d’un plus grand nombre de femmes. Les questions du racisme et du sexisme, de la place et du rôle des peuples afrocolombiens et indigènes dans l’histoire et l’architecture sociale du pays se sont dès lors imposées dans le débat. L’hégémonie culturelle de l’élite urbaine, viriliste et « blanche », commence à être mise à mal.

Cette rupture symbolique s’inscrit dans l’impopularité et le discrédit du gouvernement actuel, dans le ras-le-bol généralisé de la pauvreté, de la corruption et des inégalités, et, au-delà, dans les promesses non tenues de l’accord de paix signé en 2016. Bref dans la soif de changements. Les soulèvements populaires de novembre 2019 et du printemps 2021 [2] en sont les prémices et éclairent la percée électorale de la gauche, ainsi que la stature nationale de Márquez, qui a eu plus de voix dans la capitale que dans les territoires où la population afrocolombienne est importante. Ils en soulignent également les enjeux et les défis.

Urgences sociales, environnementales et politiques

Si la gauche l’emporte aux élections présidentielles, elle devra faire face à une série d’urgences. La pandémie a aggravé la crise sociale dans le pays : plus de 3,5 millions de personnes sont passées sous le seuil de pauvreté, qui affecte aujourd’hui près de 40% de la population [3]. Et plus d’un·e Colombien·ne sur deux est touché·e par l’insécurité alimentaire. Le Covid-19 a mis en évidence l’impact de la privatisation de la santé et de l’absence d’une réelle protection sociale, dans un pays où la majorité des personnes travaillent dans le secteur informel.

Urgence sécuritaire aussi. Entre 2016 et 2022, se sont produits 191 massacres [4]. Leur nombre a explosé avec l’arrivée au pouvoir d’Iván Duque en 2018. L’ambition de ce dernier était de mettre entre parenthèses les accords de paix, et s’il n’y est pas totalement arrivé, c’est grâce à la résistance acharnée des organisations sociales.

Les groupes armés ont tiré profit du confinement pour se renforcer. Ils sont actuellement présents dans 37% du territoire [5]. La Colombie continue d’être classée, par la Confédération syndicale internationale (CSI) parmi les dix pays au monde les plus dangereux pour les travailleurs et travailleuses. En outre, pour la deuxième année consécutive, elle est le pays où le plus grand nombre de défenseurs et défenseuses de l’environnement ont été assassiné·e·s [6]. La contestation de manière générale et les manifestations du printemps 2021 en particulier, ont fait l’objet d’une répression violente et indiscriminée de la part de la police et de l’armée (et de groupes paramilitaires) [7].

Urgence socio-environnementale également. Conséquence d’une stratégie de développement basée sur l’extractivisme – l’exploitation intensive de ressources naturelles (essentiellement le pétrole et le charbon, mais aussi le café, les fleurs, la banane, la palme, l’or, etc.) peu ou pas transformées et principalement destinées à l’exportation –, les conflits socio-environnementaux se sont intensifiés. Près de la moitié de tout ce que le pays exporte est composé de pétrole brut et de charbon. Outre son coût environnemental considérable, cette concentration enferme la Colombie dans une spécialisation économique très problématique. La politique agressive d’éradication forcée de la production de coca est un échec, et la déforestation a atteint 612.300 hectares – l’équivalent de pratiquement les deux-tiers de la Corse – en Amazonie entre 2016 et 2020 [8].

Ces urgences, entremêlées les unes aux autres, se déclinent différemment selon les rapports sociaux de genre, de classe et de « race ». Les femmes indigènes et afrocolombiennes, issues du milieu rural, sont confrontées à une pauvreté multidimensionnelle, à laquelle viennent s’ajouter le racisme, la violence de genre et le machisme. La paysannerie, ignorée ou méprisée, dépossédée de ses moyens et de ses terres, est dans une situation défavorable par rapport à la population des villes. La jeunesse urbaine – les 15-25 ans représentent 17% de la population – , constituée majoritairement de travailleurs·euses pauvres du secteur informel, qui furent au cœur des explosions sociales de 2019 et 2021, fait face à un présent amputé et un avenir désenchanté.

Mais, ces positionnements différents convergent dans un entrelacs de rapports sociaux marqués par l’exploitation et les inégalités, la dépossession et la répression, l’exclusion d’une citoyenneté réelle et l’absence d’accès aux services sociaux. Affronter ces urgences imposera donc de mettre en œuvre des programmes sociaux de grande ampleur et des politiques publiques qui s’inscrivent dans une réorientation stratégique et de rupture avec la matrice d’inégalités de l’un des pays les plus inégalitaires au monde.

Les forces du statu quo

Si l’objectif immédiat de Petro est de gagner les élections – victoire qui est loin de lui être acquise dans un pays divisé, où l’épouvantail de la guérilla communiste, recyclé ces dernières années en « castro-chavisme », demeure largement opérationnel –, il lui faudra ensuite gouverner. Et à l’instar de la situation chilienne, il devra le faire avec (et souvent contre) une majorité parlementaire qui lui est étrangère et, dans une grande mesure, hostile. Mais c’est surtout en-dehors du parlement et du gouvernement que se dessine le rapport de force qui déterminera la marge de manœuvre et les conditions du changement.

Au cours des négociations de paix (2012-2016), le président d’alors, Juan Manuel Santos, avait pris soin d’affirmer que le modèle politique et économique de la Colombie ne faisait pas partie des points à négocier [9]. Or, c’est justement ce modèle qui est à l’origine des décennies de conflit armé et de la perpétuation des violations massives des droits humains ; ce modèle contre lequel viennent buter le processus de paix et la volonté de changement. Il constitue une camisole de force entravant toute transformation structurelle.

La situation actuelle est à la fois le fruit de la politique mise en place par l’ex-président (2002-2010) Alvaro Uribe, qui s’est poursuivie depuis lors, et d’inégalités sociales qui plongent leurs racines dans l’histoire coloniale et récente de la Colombie. Ces vingt dernières années ont vu se mettre en place et se consolider un modèle basé sur l’intrication de l’extractivisme, du néolibéralisme et de la violence étatique et paraétatique.

L’État a organisé et facilité les privatisations et la flexibilisation du travail, la « libération » de territoires et d’une main-d’œuvre docile et bon marché, pour attirer les investissements étrangers et accroître l’exploitation et l’exportation des ressources naturelles ; celles-ci représentent plus des trois-quarts des exportations. Et, pour cela, il n’a pas hésité à renforcer son concubinage avec les groupes paramilitaires, qui font le (plus) sale boulot. Avec pour résultats l’impunité, la criminalisation des mouvements sociaux et l’impasse dans laquelle se trouve le processus de paix, en particulier son premier point, qui porte sur la réforme agraire intégrale.

Tout au long de son histoire, la classe dominante colombienne n’a pas reculé devant la guerre pour assurer son pouvoir. Pour la première fois, elle risque de perdre le contrôle (direct) du gouvernement. Va-t-on vers un bouleversement politique ou vers une reconfiguration des forces au sein de l’élite ? Ce qui est certain, en tous les cas, est que ces forces du statu quo n’abandonneront pas la partie sans combattre, et qu’un changement véritable suppose tout à la fois de renverser leur pouvoir, de rompre avec le modèle mis en place, et de briser la collusion entre l’élite, l’État et le paramilitarisme.

La chance d’un changement

Réformer les forces armées ; restructurer la police – notamment en démantelant l’ESMAD, en charge de réprimer les manifestations, et accusé à de multiples reprises d’exactions ; revoir la politique anti-drogue ; démocratiser l’État ; créer un ministère de l’égalité ; mettre en place des politiques sociales ; promouvoir l’économie populaire et la souveraineté alimentaire ; réaliser les accords de paix ; instaurer un nouveau « contrat social pour le buen vivir » ainsi qu’une nouvelle relation entre la nature et la société ; passer graduellement de l’extractivisme à une économie diversifiée et productive, en assurant la transition énergétique ; lutter contre la déforestation et le changement climatique [10]…

Le programme du Pacte historique ne manque pas d’ambitions ! Plus encore avec la nomination de Francia Márquez comme vice-présidente, qui, sur nombre de questions – notamment l’avortement [11] –, se montre autrement plus revendicative que Gustavo Petro.

La victoire du Pacte historique constituerait, au-delà des frontières colombiennes, un électrochoc pour toute la région. Elle confirmerait un nouveau virage post-néolibéral, après les changements de gouvernements au Honduras, au Pérou et au Chili, et contribuerait à donner un peu plus de poids à la candidature de Lula aux élections brésiliennes de la fin de l’année. En outre, en se désalignant de la politique de Washington, la Colombie ouvrirait la porte à une plus grande intégration régionale et à la résolution négociée des tensions internes, au premier rang desquels la crise vénézuélienne, où, jusqu’à présent, Bogotá, tout autant sinon plus belliqueux que les États-Unis, n’a cessé de souffler sur les braises, au risque de provoquer un conflit armé entre les deux pays.(…)

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