Colombie. Percée historique: la dépénalisation générale de l’avortement (entretien avec Ana González Vélez / Daniel Gatti / Brecha / À l’Encontre)


L’une des bonnes choses qui se sont produites en Colombie cette année est la large dépénalisation de l’avortement décidée en février par la Cour constitutionnelle. Brecha s’est entretenu avec Ana Cristina González Vélez, titulaire d’un master en recherche sociale sur la santé, d’un doctorat en bioéthique et l’une des responsables de l’association Causa Justa.

Leer en español : Avance histórico (Brecha)


Les féministes colombiennes célèbrent leur victoire devant la Cour constitutionnelle, février 2022. Photo: Nelson Cardenas.

Ana González Vélez

«Il y a encore quinze ans, la Colombie était l’un des pays où l’avortement (IVG) était totalement interdit. Aujourd’hui, elle fait partie des pays qui ont l’une des législations les plus avancées en la matière», explique la militante féministe, qui a été directrice nationale de la santé publique dans son pays et a travaillé pour plusieurs agences des Nations unies. Elle est aujourd’hui consultante pour la CEPALC (Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes). Lorsqu’en 2006, la Cour constitutionnelle a dépénalisé l’interruption volontaire de grossesse pour trois motifs (risque de décès de la mère, malformation du fœtus et viol), le problème de l’avortement était l’une des questions de santé publique les plus préoccupantes en Colombie. Selon les chiffres de Women’s Link Worldwide, quelque 400 000 avortements étaient pratiqués chaque année, tous clandestins et souvent dans des conditions sanitaires déplorables. A l’époque, près d’un quart des grossesses en Colombie se terminaient par un avortement.

Cette décision de justice d’il y a 16 ans, prise en pleine période électorale et dans le cadre d’une campagne virulente de l’Eglise catholique, des partis conservateurs et des mouvements pro-vie (les femmes qui avortaient étaient qualifiées de génocidaires), «a été très courageuse et a constitué un grand pas en avant, même si on s’est trouvé au milieu du gué», déclare Ana González Vélez. «La décision de justice a établi que l’avortement était un droit humain fondamental pour les femmes qui choisissent de se faire avorter dans les trois circonstances autorisées, mais en même temps, elle en a fait un crime dans le code pénal. Cette dualité comportait des dangers.»

Depuis cette décision, la mortalité et la morbidité liées à l’avortement ont diminué. Cependant, les obstacles auxquels se heurtent les Colombiennes pour pouvoir interrompre leur grossesse restent énormes (pressions, méconnaissance de la loi par les fonctionnaires, persécution directe des femmes, notamment dans les zones rurales, et inégalités régionales). En revanche, le Parlement, qui depuis 2006 a été à trois reprises mis sous pression par la Cour afin d’adopter des dispositions garantissant l’accès à l’avortement, n’a rien fait à cet égard. Toutefois, une cinquantaine de projets de loi ont été introduits qui contredisaient la ligne jurisprudentielle de la Cour.

Un débat de société

C’est dans ce contexte que la Mesa por la Vida y la Salud de las Mujeres, qui milite pour la légalisation de l’avortement depuis la fin des années 1990, «a décidé d’aller plus loin et de porter le débat dans l’ensemble de la société», selon Ana González Vélez.

En 2018, a été créé Causa Justa, un mouvement qui rassemble des militant·e·s sociaux, des prestataires de soins de santé, des universitaires et plus d’une centaine d’associations de femmes, de féministes et de défense des droits humains. «Causa Justa a été créée avec l’objectif de construire une argumentation en termes de droit, de conception philosophique, de santé, de droits sociaux, citoyens et démocratiques, afin d’obtenir la dépénalisation totale de l’avortement. Nous nous sommes dit: «Ouvrons le débat public, portons-le dans les rues, sur les réseaux sociaux, dans les médias, dans les universités, dans les quartiers. Nous voulions convaincre tout le monde – les gens ordinaires, les dirigeants politiques, le système judiciaire – que, d’une part, la criminalisation était inefficace, car elle n’empêchait pas les avortements, et, d’autre part, contre-productive, car elle provoquait morbidité et mortalité. De plus, elle était socialement injuste et discriminatoire. Ana González Vélez estime que Causa Justa a été le fer de lance de l’un des mouvements sociaux les plus importants de ces dernières années en Colombie.

En octobre 2020, le mouvement a déposé un recours constitutionnel contre la décision de 2006. «Il a fallu 523 jours à la Cour constitutionnelle pour prendre une décision, une période pendant laquelle les avocats pro-vie ont dressé toutes sortes d’obstacles procéduraux – demandant le rejet de la procédure et défiant les juges. Entre-temps, nous nous sommes engagés dans un débat public intense.»

Le 21 février 2022, la Cour a dépénalisé l’avortement pour tous les motifs jusqu’à 24 semaines. Elle a jugé que cette décision ne pouvait être l’objet d’un retour en arrière et a exhorté le Congrès à adopter une politique globale en matière de santé sexuelle et reproductive. Au-delà de 24 semaines, l’avortement reste un crime, mais néanmoins c’est «un pas de géant. Cela a placé la Colombie dans la dernière vague de libéralisation, à l’avant-garde mondiale sur cette question», selon Ana González Vélez. (…)

(…) Lire la suite de l’article ici