🇨🇴 Colombie : pourquoi l’ex-président Álvaro Uribe est-il rattrapé par la justice ? (Luis Reygada / L’Humanité)


L’ancien chef d’État a été entendu, ce lundi 27 décembre, pour des faits remontants à octobre 1997. Tandis qu’il était gouverneur de la région d’Antioquia, seize paysans y avaient été torturés puis tués par des paramilitaires. Une plainte pour crime contre l’humanité a aussi été déposée contre lui, en Argentine, pour son implication dans l’affaire des « faux positifs » : l’exécution extrajudiciaire de plus de 6 400 personnes entre 2002 et 2008.


Un article de Luis Reygada, publié le 29 novembre 2023 et réservé aux abonné.e.s de l’Humanité mais reproduit intégralement sur notre site avec l’aimable autorisation du journaliste.


L’ancien président colombien Alvaro Uribe prend la parole lors d’une conférence de presse après sa comparution au tribunal à Bogota, le 27 novembre 2023. © Cristian Bayona / Long Visual Press / ABACAPRESS.COM

Paramilitarisme, mafia, terrorisme d’État, narco-politique, crime contre l’humanité… connu par les services de renseignements américains pour ses liens avec les trafiquants de drogue de son pays – parmi lesquels Pablo Escobar – depuis 1991, il devient difficile aujourd’hui de ne plus associer son nom aux pires atrocités traversées par la Colombie durant ces trois dernières décennies. Mais, après des années d’impunité, Álvaro Uribe, président du pays sud-américain entre 2002 et 2010, pourrait peut-être enfin devoir rendre des comptes devant la justice.

Dans un premier temps, l’ancien dirigeant doit répondre à une procédure en Colombie. Uribe vient en effet de comparaître librement, ce lundi, au bureau du procureur général pour donner sa version des faits au sujet des événements survenus en octobre 1997, à Ituango, zone alors sous contrôle des Farc (Forces armées révolutionnaires de Colombie).

Situé dans la sous-région nord du département d’Antioquia, ce village fut alors la cible d’une véritable tuerie perpétrée par 150 paramilitaires : seize paysans torturés, avant d’être assassinés. Une grande partie des habitants durent fuir : 1 000 personnes furent victimes de déplacement forcé après avoir subi toutes sortes d’exactions. Le calvaire de la population dura dix jours ; tout le pays fut choqué par la férocité des meurtres. Le « massacre de El Aro » fut reconnu comme crime contre l’humanité.

À l’époque, Álvaro Uribe n’est pas seulement le gouverneur de la région : membre de l’oligarchie locale issue des familles de grands propriétaires terriens, il entretient des liens étroits avec les paramilitaires qui sèment la terreur sur le territoire, accusés des pires atrocités dans le contexte d’un conflit qui oppose l’État aux guérillas révolutionnaires.

Des liens qu’il continue de nier aujourd’hui. « Un secret de polichinelle » pour les chercheurs de The National Security Archive. En août 2020, ce centre de journalisme d’investigation de l’université George-Washington révélait de nouveaux documents déclassifiés du Pentagone et de l’ambassade des États-Unis à Bogota, ne laissant plus beaucoup de place au doute quant aux rapports qu’entretenait Uribe « avec les paramilitaires depuis l’époque où il était gouverneur dans les années 1990 ».

En Colombie, l’instauration, en 2017, d’une juridiction spéciale pour la paix (JEP) visant à enquêter et juger les crimes dans le cadre du conflit armé jusqu’au 1er décembre 2016, a aussi permis de réunir de nouvelles preuves contre Uribe, comme le témoignage d’un ancien chef du groupe paramilitaire Autodéfenses unies de Colombie (AUC). Considéré comme un acteur majeur au cœur des connexions entre paramilitaires et militaires, Salvatore Mancuso, emprisonné aux États-Unis, a révélé, il y a deux semaines, les détails d’une opération planifiée dans le ranch du gouverneur : « Uribe a toujours été au courant de tout. »

Malgré les preuves qui s’accumulent contre Álvaro Uribe, celui qui fut aussi sénateur de la République sud-américaine (2014-2020) sait qu’il a peu de risques de se voir condamner en Colombie« C’est triste à dire, mais il bénéficie de la protection des mécanismes judiciaires. Ni le bureau du procureur, ni la commission des sanctions de la Chambre des représentants n’ont fait preuve de la diligence nécessaire pour clarifier les graves accusations portées contre lui », explique Sebastián Escobar, membre d’une organisation de défense des droits de l’homme, le collectif d’avocats José Alvear Restrepo (Cajar). « En outre, ajoute-t-il, la JEP n’est pas compétente pour enquêter sur l’ancien président », avant de pointer du doigt une intention « claire et évidente » de soustraire l’ancien président à tout mécanisme pouvant l’obliger à rendre des comptes. En tout cas en Colombie.

Convaincue qu’il existe des preuves solides impliquant la responsabilité de l’ancien président dans la commission de crimes internationaux, son organisation s’est alliée avec deux autres ONG et onze familles de victimes pour poursuivre Álvaro Uribe… en Argentine ! « Avec les parents et représentants de victimes d’exécutions illégales et de disparitions forcées, nous nous sommes tournés vers ce pays parce qu’il reconnaît le principe de la compétence universelle », précise Sebastián Escobar. Une compétence qui permet à la juridiction argentine d’enquêter sur les auteurs présumés de crime contre l’humanité, quels que soient leur nationalité ou l’endroit où ils ont été commis.


Luis Reygada
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