Colombie : ils sacrifient leurs vies pour défendre leurs terres (reportage de Jordan Salama et Florence Goupil / National Géographic)


Luis Manuel Salamanca se tient en équilibre sur le plateau couvert d’un pick-up bringuebalant, dévalant les routes sinueuses des Andes. Au petit matin de ce 22 mai 2018, le Massif colombien (ou nœud d’Almaguer)–ensemble de montagnes fertiles en forme de dôme du sud-ouest de la Colombie – s’éveille doucement.

Ati Quigua, en plein rite de protection d’une rivière de la sierra Nevada de Santa Marta, du nord de la Colombie. Écologiste et femme politique de l’ethnie arhuaco, elle s’est élevée contre l’exploitation minière et les projets qui menacent les ressources naturelles de ce massif montagneux, réserve de biosphère de l’Unesco.
Photo : Florence Goupil

Alors que le brouillard est en train de se lever, il aperçoit au loin une femme trayant une vache brune dans une clairière. Sur des routes étroites, des bus rouge et blanc pleins d’écoliers disputent le passage à des charrettes tirées par des chevaux et des mules. Plus de 200 m en contrebas, le río Magdalena se déverse dans une abrupte vallée vert émeraude, alimentée par des cascades tombant de toutes parts.

Nous nous dirigeons vers Quinchana, un village de quelque 90 familles caché dans les collines verdoyantes et plongé dans la brume du département du Huila. La région est connue pour ses cultures caféières et les explorations pétrolières ; plusieurs grandes rivières y prennent aussi leur source. Quinchana est également le point de départ du sentier menant à une petite communauté appelée « La Gaitana » et à un site archéologique recelant des vestiges précolombiens – des divinités mégalithiques et des tombeaux datant du Ier au VIIIe siècles.

Luis Manuel Salamanca a consacré sa carrière à l’étude et à la préservation de ce site. Cet homme de 64 ans est l’un des anthropologues les plus réputés de Colombie. Il a un visage doux et rond, n’élève jamais la voix et choisit toujours ses mots avec soin.

Alexandra Isabel Salamanca tient une photo de son père, Luis Manuel Salamanca, jeune. Célèbre anthropologue et défenseur de l’environnement du département du Huila, il a été assassiné le 11 mai 2019. Aucune arrestation n’a eu lieu.
Photo : Florence Goupil

J’étais allé le voir à un moment de transition difficile pour la Colombie, qui venait de traverser un demi-siècle de violents conflits armés. Je suivais le cours du río Magdalena – le fleuve central et historique traversant le cœur de ce pays d’Amérique du Sud sur plus de 1500km–et passais du temps, le long de ses rives, avec des partisans du fragile processus de paix. La mi-2018 était relativement calme. Ça ne devait pas durer.

« Mieux vaut partir avant qu’il pleuve », me dit Luis Manuel Salamanca en regardant les nuages. Le pick-up était bourré de passagers quand nous lui avions fait signe de s’arrêter, et Salamanca et moi n’avions eu d’autre choix que de nous accrocher à l’extérieur. « Mieux vaut partir avant qu’il pleuve », dit-il à nouveau à voix basse.

Les vestiges les plus connus du massif sont les extraordinaires statues mégalithiques d’un site classé au patrimoine mondial, un parc mêlant pelouses bien entretenues et sentiers de gravier situé dans la ville voisine de San Agustín, chef- lieu du département. On peut y admirer de grandes dalles de pierre verticales sculptées – en forme de lézards et de singes anthropomorphes – dominant les collines environnantes.

Se promener sur les sentiers soignés de San Agustín, c’est un peu comme visiter un zoo de pierres. À l’inverse, La Gaitana est cachée à flanc de montagne et le sentier est enfoui sous la végétation, depuis l’époque où Quinchana était la porte d’entrée d’un couloir du trafic de drogue contrôlé par la guérilla.

Pendant plus d’un demi-siècle, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), d’inspiration marxiste, étaient en guerre contre le gouvernement colombien. Le conflit a attiré d’autres milices de gauche, des groupes paramilitaires d’extrême droite, des cartels de la drogue et l’armée américaine, ce qui a transformé d’immenses étendues de forêt tropicale et des régions reculées en zones dangereuses pour les visiteurs comme pour la population locale. Le conflit a fait près de 270 000 morts, 81 000 disparus et 7,4 millions de personnes déplacées.

L’accord de paix signé en 2016 devait tout changer. Les soldats des FARC acceptaient de déposer les armes et le gouvernement s’engageait à réintégrer les rebelles dans la société. Surtout, l’État promettait de créer ou d’améliorer les services publics dans les zones rurales autrefois contrôlées par les guérilleros. On pouvait espérer que les anciennes zones de conflit rouvriraient aux visiteurs, créant ainsi plus d’opportunités pour les habitants.

Mais l’appât du gain provenant des ressources inexploitées se paie cher. Les chercheurs d’or, les éleveurs de bétail et les narcotrafiquants se sont installés, et les populations osant défendre leurs terres et leur culture contre ces projets de développement sont devenues des cibles. Selon l’Institut d’études pour le développement et la paix (Indepaz), ONG basée à Bogotá, 1 297 leaders sociaux colombiens, dont de nombreux Amérindiens et Afro-Colombiens, ont été assassinés depuis l’accord de paix de 2016.

« La manière dont ces meurtres de dirigeants sont perpétrés, le genre de leaders visés, les lieux où cela se produit – c’est systématique », m’a fait remarquer Leonardo González, de l’Indepaz. Systématique et fréquent : la Colombie a été le pays le plus meurtrier du monde pour les activistes écologistes en 2020 et pour la deuxième année consécutive, selon Global Witness, organisme d’enquête sur l’environnement et les droits de l’homme basé à Londres. Presque un an jour pour jour après ma rencontre avec Luis Manuel Salamanca, l’anthropologue s’ajoutait au nombre de ces tragiques victimes. Dans la nuit du 11 mai 2019, il a été la cible de coups de feu et laissé pour mort devant sa porte.

Ma virée en pick-up avec Luis Manuel Salamanca prend fin à l’aérodrome de Quinchana. Notre voyage doit se poursuivre à pied. La matinée est calme, mais je ne suis pas tranquille. Les villes contrôlées par les FARC comme Quinchana étaient encore il y a peu des zones interdites aux indésirables.

La reconquête de grandes étendues du territoire colombien sur les FARC a été une bénédiction pour la science et pour le tourisme. Avec sa multitude d’écosystèmes, de paysages et d’espèces, la Colombie se classe deuxième dans le monde pour la richesse de sa biodiversité. Les biologistes ont exploré de nouvelles régions, découvrant des espèces inconnues et protégeant celles qui étaient menacées. Le nombre de touristes étrangers a augmenté chaque année de plus d’un million de 2016 à 2019.

Dans le même temps, la libre circulation des bûcherons, des éleveurs et des chercheurs d’or a alimenté la déforestation, et la culture de la coca – essentielle à la fabrication de cocaïne – a atteint un niveau record en 2018, selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime. De grands projets de développement – comme le barrage de Los Besotes dans la sierra Nevada de Santa Marta et les explorations par fracturation hydraulique le long du río Magdalena – menacent d’inonder les terres, de polluer l’eau et de déplacer les communautés et les espèces dépendant de ces deux ressources.

Fanor Mulcué, leader de l’ethnie nasa, du sud de la Colombie, contemple une espeletia, plante originaire du plateau andin. Essentielles à la création de réserves naturelles d’eau douce, nombre d’espèces sont en voie de disparition à cause des activités minières et agricoles. Photo : Florence Goupil

Les autorités n’ont pas réussi à mettre au pas ceux qui privilégient les profits immédiats sur la protection des ressources. Il existe même des preuves de corruption généralisée au sein des autorités régionales. Des politiciens au plus haut niveau, y compris des membres du parti au pouvoir, le Centro Democrático, ont été liés à des groupes paramilitaires violents impliqués dans de nombreux meurtres. Les paras, comme on les appelle, sont apparus dans les années 1970 et 1980 quand de riches propriétaires terriens, des trafiquants de drogue et des entreprises défendant leurs intérêts ont financé des milices privées pour éliminer les gauchistes.

L’incapacité de l’État colombien à établir une présence forte dans les anciennes zones de conflit a permis aux groupes criminels de prospérer et de s’entre-tuer pour les ressources naturelles, les couloirs de contrebande ainsi que les ports où ils pouvaient transporter des marchandises illicites. Les activistes se défendent – et le paient de leur vie.

Parmi les personnes visées figurent des dirigeants indigènes, des enseignants, des scientifiques, des défenseurs de l’environnement, des agriculteurs qui tentent de remplacer la coca par des cultures légales, des féministes et des défenseurs de l’accord de paix de 2016. Juana Perea Plata, 50 ans, la propriétaire d’un écolodge, a mobilisé les opposants au port industriel proche de chez elle, dans le département du Chocó, sur la côte Pacifique. Elle a été assassinée en octobre 2020 par le Clan del Golfo, un cartel de la drogue notoire créé par des paras.

Un an plus tard, Néstor Leonel Lozano Muriel, membre du cartel, a été condamné à près de dix- huit ans de prison pour le meurtre de la militante. Carlos Fredy Londoño Bautista, 47 ans, enseignant et dirigeant syndical qui protégeait les traditions locales dans le département du Meta, à la lisière de la forêt amazonienne, a été tué devant ses élèves, en août 2021. Francisco Vera, lui, est un écologiste de 11 ans, résidant dans le département de Cundinamarca. Connu pour sa campagne sur les réseaux sociaux contre la fracturation hydraulique et l’exploitation minière, il a reçu des menaces de mort en janvier 2021 et s’est vu attribuer un garde du corps par le gouvernement.

Mais les activistes estiment que celui-ci devrait faire davantage que leur affecter des gardes du corps. Ils demandent des investissements dans l’éducation et des programmes sociaux pour créer des alternatives au trafic de drogue et à l’exploitation des ressources naturelles dans les zones reculées. Ils demandent également au gouvernement de ratifier l’accord d’Escazú, premier traité environnemental signé par vingt-quatre pays d’Amérique latine et des Caraïbes, et premier accord contraignant engageant les signataires à protéger les défenseurs de l’environnement.(…)

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