🇧🇷 Comment Bolsonaro a géré la pandémie et pourquoi ça pourrait lui coûter sa réélection (interview de Bruno Meyerfeld par Yvan Pandelé / Heidinews)


Au Brésil où la vaccination est un totem, les positions antivax de Bolsonaro, alliées à une gestion catastrophique du Covid, pourraient lui coûter cher.

Quel sera le destin du plus grand pays d’Amérique latine? Dimanche 30 octobre 2022 aura lieu le second tour de l’élection présidentielle brésilienne, qui voit Lula et Bolsonaro s’affronter. À en croire les sondages, le Trump du Brésil se trouve au coude-à-coude avec l’icône de la gauche travailliste. Affaibli, isolé, mais nullement abattu, Bolsonaro sort d’un mandat catastrophique, dans un pays marqué par 680 000 morts officiels du Covid, des scènes d’hôpitaux surchargés et de tombes fraîchement creusées.


Le journaliste franco-brésilien Bruno Meyerfeld, correspondant du Monde au Brésil, vient de publier une biographie de Jair Bolsonaro, «Cauchemar brésilien» (éd. Grasset, 2022). Il y dépeint le leader d’extrême droite en homme insomniaque, paranoïaque, insondable, et à travers lui un pays où la politique est aussi violente que haute en couleur. Avec lui, nous revenons sur la gestion de la pandémie de Covid-19 par le pouvoir brésilien, qui pourrait bien coûter au «Mythe» sa réélection. Entretien.

Heidinews – À quel point Bolsonaro se démarque-t-il dans sa gestion de la pandémie?

C’est juste une petite grippe», clame Bolsonaro sur ce mur de l’avenue Paulista, à Sao Paulo (22 septembre 2020). | Keystone / EPA / Fernando Bizerra

Bruno Meyerfeld – Il n’est pas le seul à avoir minimisé la pandémie, il y a eu aussi Trump, Boris Johnson, ou d’autres dirigeants hauts en couleur, comme le dictateur du Turkménistan ou encore Poutine. Mais Bolsonaro va toujours beaucoup plus loin. A une époque, il faisait presque deux ou trois déclarations par jour dans ce goût-là, il a qualifié le Covid de «petite grippe», ça a fait le tour du monde, a exhorté le Brésil à cesser d’être un «pays de pédés»… La phrase la plus marquante, c’est quand on a lui a posé la question sur les premiers 5000 morts du Covid au Brésil, il a répondu «Et alors?». Quelques jours plus tôt, il avait déclaré qu’il n’était pas «croque-mort» – ce qui  a vraiment choqué beaucoup de Brésiliens. Même si la direction était souvent la même, il est toujours allé un cran plus loin que les autres (dirigeants populistes de droite, ndlr.), ce qui est sa marque de fabrique.

Quels étaient les ressorts de ce choix politique?

Je me suis entretenu avec des personnes au cœur de la gestion épidémique, dans les institutions de santé et jusqu’au ministère de la Santé. Il y a un instinct Bolsonaro teinté de virilisme, du genre «on ne va pas chouiner pour un virus», mêlé d’un rapport à la mort un peu particulier: le virus ne tue qu’une personne sur cent, seulement des personnes âgées, on ne va pas sacrifier la société pour ça… Mais ma thèse, et celle de ses proches à l’époque, c’est qu’il y a aussi un calcul politique, conscientisé ou non.

Le Brésil a un système de santé sous-financé depuis toujours, incapable d’affronter une crise sanitaire grave. Mais c’est aussi un pays en crise économique, avec 40% de travailleurs informels qui doivent aller travailler pour survivre. A défaut d’être le champion de la santé, il a décidé d’apparaître comme le champion de l’économie. Selon moi, Bolsonaro s’est dit: à court terme on m’attaquera pour avoir laissé tout ouvert, mais à moyen long terme les gens seront d’accord avec moi.

Ce calcul politique a-t-il été payant?

Au début, oui, plutôt. Fin 2020 sa courbe de popularité a remonté. Une partie des Brésiliens avaient davantage peur de mourir de faim que du Covid. Le Brésil est un pays où la mort et la violence sont quotidiennes – il y a plus de 40 000 homicides par an. Bolsonaro savait intuitivement que les Brésiliens pouvaient ajouter le drame du Covid aux autres drames du quotidien. Ce qu’on a pu analyser comme une folie au début de la pandémie s’est avéré finement mené. Il a joué le peuple contre les institutions en se posant comme le défenseur des petites gens qui voulaient travailler. Evidemment il s’est attiré la haine d’une partie des Brésiliens, mais il a trouvé un appui chez certains autres.

Quels ont été ses soutiens à ce moment-là?

Il y a eu beaucoup de travailleurs précaires et informels, qui avaient besoin de revenus et ne pouvaient plus aller travailler, ou ont perdu leur emploi. Contraint et forcé par le Congrès, le gouvernement a mis en place une aide d’urgence (modeste) dont Bolsonaro a tiré les fruits alors que ça n’a jamais été son idée – au contraire le ministre de l’économie Paulo Guedes, un ultralibéral, était contre. Il a aussi reçu des soutiens de la part des gros producteurs et exportateurs de matières premières, comme le soja, dont le prix s’est envolé. Certains fermiers dans le Mato Grosso disent avoir vécu les meilleures années de leur vie. Enfin, il a reçu l’appui de commerçants, petits ou grands, qui refusaient de baisser le rideau.

Le «Capitaine chloroquine»

Le Brésil est rapidement devenu LE pays de l’hydroxychloroquine. Pourquoi ce médicament, vite décrié et désormais considéré comme inefficace, est-il devenu un tel totem?

Pour Bolsonaro, la gestion de la pandémie devait reposer sur deux piliers: isoler les plus âgés – l’isolement «vertical», par contraste avec l’isolement «horizontal» à l’européenne – et le traitement à base de chloroquine et d’hydroxychloroquine. Bolsonaro avait besoin de dire aux gens: allez travailler car on a un traitement qui marche. Et puis Trump le disait aussi, de même qu’un certain «professeur français», qu’il citait parfois… Bolsonaro s’est aussi entouré de médecins qui y croyaient. Le plus notable est Osmar Terra, un député médecin, ancien communiste passé à droite, qui dans les années 2000 a dirigé l’une des trois entités qui gèrent le système de santé universel du Brésil. Il est allé voir le président en lui disant: la chloroquine ça marche, le Covid ne va durer que quelques mois, de toute façon il n’y a pas autant de morts qu’on le dit, etc. Bolsonaro n’a rien inventé, il a répété ce qu’on lui a dit.

Mais là encore Bolsonaro va plus loin: il dit que ça marche, et d’ailleurs il persiste à le dire aujourd’hui, mais surtout il en fait une politique d’Etat. La chloroquine est promue par le président et le ministère de la santé, produite en masse par des laboratoires et distribuée dans les municipalités du Brésil sous forme de «kit Covid» ou «kit préventif» (avec aussi de l’hydroxychloroquine, de l’ivermectine, des vitamines et du zinc, ndlr.)… Et ça va être utilisé un peu partout. Un grand réseau de santé privé Prevent Senior, est allé jusqu’à tester ce traitement sur des patients âgés sans leur consentement, et a ensuite caché certains décès. C’est un des gros scandales de la pandémie.

Mais le vrai drame de la chloroquine c’est que des tas de gens se sont traités avec ça au lieu d’aller à l’hôpital chercher de vrais soins. J’ai assisté à quantité d’enterrements, dans un grand cimetière de Sao Paulo, «Vila Formosa», où nombre de personnes décédées s’étaient traitées à l’hydroxychloroquine. On disait qu’il suffisait de rester chez soi et se traiter comme ça. Bolsonaro lui-même, quand il a attrapé le Covid (en juillet 2020, ndlr.), s’affichait toujours en compagnie de son paquet de chloroquine. Il a même fait un discours lors d’un sommet à distance du G20 avec une boîte d’hydroxychloroquine sur sa table. C’est tout de même osé.

Le «Mito» des Tropiques

Donald Trump, quand il a eu le Covid, a eu droit aux meilleurs traitements en l’état de la science. On a alors pu mesurer à quel point il croyait à ses discours… Qu’en est-il pour Bolsonaro?

Vaste sujet! Son surnom au Brésil, c’est «Mito», le mythe. Ca connote une espèce de personnalité divine et une histoire imaginaire pour donner un sens à la réalité… De ce qu’on en sait, il n’a pas développé une forme très grave de Covid. Durant sa convalescence, on l’a vu déambuler dans les jardins du palais présidentiel de l’Alvorada en donnant à manger aux émeus – il est allé jusqu’à présenter un paquet d’hydroxychloroquine à l’un d’eux ! (Rires.) On ne sait pas s’il est vacciné ou pas, son carnet est top secret. Certains disent qu’il se serait fait vacciner secrètement par son ministre de la santé, ni vu ni connu, mais on ne sait pas. En tout cas sa femme s’est fait vacciner à New York.

Bolsonaro a une gestion de sa propre santé et de son corps qui est très intéressante. Il a un discours très macho et viriliste de type «rien ne m’atteint» et en même temps il est toujours dans l’exhibition de sa fragilité physique. Il s’est fait prendre en photo sur son lit d’hôpital après avoir été attaqué au couteau (en septembre 2018, ndlr.), il évoque sans se cacher ses occlusions intestinales, ses pets et ses rôts, ses matières fécales, il a lancé une rumeur sur le fait qu’il avait un cancer de la peau.  On sait même combien de litres d’excréments on lui a retirés lors de sa dernière opération à l’estomac… C’est un peu le corps du roi, qui ne lui appartient plus tout à fait.

C’est quelqu’un de profondément irrationnel, non? Un exemple parmi mille: vous racontez qu’un des livres de chevet de son adolescence est Présence des extraterrestres, de l’ufologue suisse Erich von Däniken, ouvrage fondateur de la théorie des anciens astronautes…

Oui mais il faut toujours mettre la rationalité dans un contexte. Le Brésil est un pays immense, très isolé, avec une forêt infranchissable à l’ouest et un vaste océan à l’est, et qui entretient finalement assez peu de relations avec le reste du monde, à part des exportations de matière première. Le pays vit largement en vase clos et le système éducatif est déficient: un Brésilien sur trois est analphabète fonctionnel… C’est un pays capable de produire beaucoup d’irrationalité, parfois une créativité inquiétante. Bolsonaro en est l’illustration. Le maître à penser de l’extrême droite était jusqu’à récemment Olavo de Carvalho, un conspirationniste, antivax devant l’éternel, qui prétendait que Pepsi utilise des fœtus d’enfant avortés pour sucrer ses sodas… Il avait un accès direct au clan Bolsonaro.

Les Brésiliens s’informent en très large majorité sur les réseaux sociaux en priorité, en particulier par Whatsapp. Quatre Brésiliens sur dix disent recevoir au moins une fake news par jour. C’est un pays très vulnérable à la désinformation: 7% de la population est convaincue que la terre est plate. Les réseaux évangéliques jouent aussi un rôle important. Dans ce contexte, les rumeurs les plus folles lancées par Bolsonaro et les siens sont souvent prises très au sérieux.

Le tournant de la vaccination

Vous estimez que son attitude vis-à-vis de la vaccination Covid a marqué un vrai tournant politique pour Bolsonaro. En quoi?

Bolsonaro a reçu un certain soutien dans sa position anti-confinement. Mais tout a changé lorsqu’il a commencé à avoir une position très antivax, incité par son entourage, certains de ses fils, ce fameux Olavo de Carvalho et les cercles les plus obscurantistes de l’extrême droite brésilienne. Et là, il n’a vraiment plus du tout compris son pays. Le Brésil était un des pays du monde où la population voulait le plus se vacciner, 80 ou 90% de la population. Encore aujourd’hui, beaucoup de gens me demandent pourquoi il y a eu des manifestations antivaccin en France. Ils trouvent ça hallucinant. Au Brésil on est très fier du système de santé universel, le SUS, et du programme national de vaccination. (…)

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