De la Commune de Paris aux communes vénézuéliennes. Socialisme et souveraineté en archipel (entretien avec George Ciccariello-Maher par Léopold Lambert / Contretemps)

Quand on évoque les résonances contemporaines de la Commune de Paris, au-delà de références symboliques, parfois même simplement folkloriques, dans certains mouvements sociaux contemporains, c’est en général des expériences comme celles du Rojava ou du Chiapas. À savoir des mouvements dont le moteur est soit une lutte de libération nationale, comme celle des Kurdes, soit un combat contre l’oppression multiséculaire que subissent des communautés de peuples indigènes. Rarement abordée sous cet angle, l’expérience du Venezuela bolivarien, telle que nous la restitue George Cicariello-Maher, est d’un autre ordre, qui renvoie à un rapport plus organique avec l’événement de 1871. Tout d’abord par le fil qui relie l’orientation de la révolution bolivarienne à la tradition socialiste inspirée par Marx et ses analyses de la Commune, telle qu’elle a été transmise et transformée par les mouvements de lutte armée qui ont marqué l’histoire du pays dans les années 1960 et 1970.

Et puis, le mouvement communaliste vénézuélien, parce qu’il s’inscrit dans un processus révolutionnaire d’ensemble visant à l’émancipation sociale, retrouve l’ensemble des problèmes que se sont posés les insurgés parisiens, à savoir les contradictions, irréductibles mais possiblement productives, entre la dimension horizontale et verticale du pouvoir, entre l’auto-organisation populaire et les tâches de direction politique, entre la ville et les campagnes, entre la transformation des structures de production et les besoins immédiats d’une population longtemps privée du nécessaire. (Stathis Kouvélakis)

De la Commune de Paris au « socialisme territorial »
via la guerre de guérilla

Léopold Lambert : Je voudrais commencer cette discussion en évoquant les liens possibles entre les communes vénézuéliennes et la Commune de Paris – je devrais peut-être dire les Communes qui ont été tentées en 1871 en France et qui étaient censées converger dans une sorte d’archipel. Je sais qu’il y a probablement plus de différences que de points communs, mais je pense particulièrement à la façon dont ces communes sont fondamentalement liées à l’espace, et notamment à la façon dont elles incarnent ce que tu appelles « un socialisme territorial ». Peux-tu nous en dire plus sur ce concept en relation à la fois avec l’espace et le temps ?

George Ciccariello-Maher : C’est une excellente question, et je pense qu’il est en effet essentiel de la formuler autour de celle du temps et de l’espace. Les résonances de la Commune de Paris en Amérique latine et au Venezuela ont été cruciales. Et pourtant, à un certain niveau, le même type de déplacement qui est nécessaire pour saisir la Commune de Paris et sa trajectoire est nécessaire à une plus grande échelle pour penser les communes à travers le monde. Paris n’était pas simplement Paris : elle faisait partie d’un archipel plus large d’expériences communales, territorialement, spatialement, géographiquement. Nous devons donc comprendre que l’expérience communale n’a pas un centre unique, mais de nombreux centres, de nombreux îlots d’activité communale, et que ceux-ci sont reliés par des chaînes historiques, dialectiques et territoriales. Et nous devons saisir ces préhistoires, ces dialectiques à petite échelle qui ont généré l’expérience de la Commune de Paris, et l’ont liée à des expériences ultérieures, à ce que Lénine et d’autres ont théorisé à propos de la signification et de la configuration de la commune.

Il en va de même en Amérique latine en général et au Venezuela en particulier. On peut commencer à partir de l’expérience vénézuélienne d’aujourd’hui à jeter un regarder rétrospectif sur  l’histoire des communes révolutionnaires, et voir Paris comme un point de référence, mais aussi, plus récemment, la Yougoslavie, ainsi que de nombreuses expériences qui ont eu lieu bien avant la Commune de Paris : les longues traditions de communalisme indigène et de cumbes afro-vénézuéliens, les structures communautaires développées au sein des communautés d’esclaves en fuite ou de Marrons. Tout cela fait partie d’un tissu communautaire plus large et, d’un point de vue méthodologique, nous devons non seulement toujours comprendre ces expériences en les reliant les unes aux autres, dans le temps et dans l’espace, mais nous devons aussi décoloniser ce concept de commune, c’est-à-dire décentrer Paris et saisir comment ces histoires et ces trajectoires ont existé dans la réalité et continuent d’inspirer ce qui est un projet communautaire très complexe mais qui demeure aujourd’hui source d’inspiration.

Au Venezuela on a eu une expérience encore très négligée de participation communautaire démocratique directe. D’une part, elle a émergé d’en haut, à travers des projets développés par l’État sous la présidence de Hugo Chávez : d’abord, avec ce qu’on a appelé les conseils communaux au milieu des années 2000, et plus tard, vers la fin de la décennie, avec ce qu’on a appelé plus explicitement les communes. Les conseils communaux étaient une instance de participation politique au niveau communautaire, qui permettait aux gens de se réunir dans leur quartier et de prendre des décisions directement démocratiques et contraignantes sur les projets de développement là où elles et ils vivent. Mais si les conseils pouvaient demander des fonds publics pour des projets de ce type, l’une de leurs limites était que le politique était toujours séparé de l’économique et qu’il restait médiatisé par l’État. En ce sens, au-delà de leur plus grande échelle, l’avancée que représentent les communes est qu’en plus de rassembler les conseils communaux, elles ont également incorporé la production par le biais de ce que l’on appelle les entreprises de propriété sociale. Ainsi, dans les communes, un parlement communal décide de ce dont la communauté a besoin, comment le produire, qui va travailler, combien d’heures il va travailler, combien il va être payé, et comment distribuer l’excédent au sein de la communauté et le réinvestir dans le développement communautaire. En d’autres termes, les communes sont une tentative de créer une économie et une société locales véritablement démocratiques et socialistes, et, comme je l’ai dit auparavant, une partie de cette impulsion est venue d’en haut.

En même temps, une tâche majeure posée par l’expérience vénézuélienne (et par toute l’histoire révolutionnaire) est de saisir la relation entre ce qui vient d’« en haut » et ce qui vient « d’en bas », l’histoire beaucoup plus longue de la participation de la base. Ainsi, les conseils communaux établis par le haut ont été construits sur les fondations posées par l’organisation révolutionnaire spontanée de la base au cours des années 1980 et 1990, et plus particulièrement ce que l’on appelait les « assemblées de barrio ». Il y a une complexité ici : quelque chose est toujours inévitablement perdu lorsque le pouvoir populaire est incorporé par le haut. Mais en même temps, c’était un pas en avant important, et cela renvoie à la question plus large des nombreuses sources de la commune et même de ce que l’on appelle « l’État communal ». C’est une expression que Chávez a introduite, et lorsqu’il a dit que le Venezuela se dirigeait vers l’État communal, nous devons être absolument clairs sur le fait que ce qu’il voulait dire n’était ni plus ni moins que le démantèlement de l’État vénézuélien centralisé et son remplacement par une société fondée sur le pouvoir communal.

C’était la vision et cela reste pour un grand nombre d’acteurs la vision aujourd’hui, même si elle a été effacée par les événements et par l’effort conscient de certains. Mais l’expression « État communal » est en fait tirée de Kléber Ramírez Rojas – l’un des plus importants commandants de la guérilla dans les années 1970, qui a ensuite collaboré avec Chávez dans l’organisation clandestine des années 1980 et 1990. Ramírez a participé au coup d’État manqué de Chávez en 1992 qui, s’il avait réussi, aurait établi ce qu’il appelait une société « comunera », une démocratie de base confédérée de producteurs – en d’autres termes, un communisme véritablement révolutionnaire.

LL : Nous pouvons maintenant revenir un peu en arrière. Chacune des expériences communautaires est très spécifique quant au contexte politique dans lequel elle émerge. Pouvez-vous nous parler de l’expérience vénézuélienne, de sa création en 1989 à sa réalisation en 2010 ? Bien sûr, Chávez est au centre de ce processus, mais il est intéressant de noter qu’à part lui, l’État vénézuélien semble plus intéressé à contrôler les communes qu’à réellement « parier sur elles », pour reprendre vos termes. Est-ce exact ?

GCM : En fait, la révolution bolivarienne n’a pas commencé lorsque Chávez a été élu en 1998, ou même lorsqu’il a essayé de prendre d’assaut les portes du pouvoir en 1992, mais quelques années auparavant, en 1989, lors d’une rébellion de masse contre le néolibéralisme connue sous le nom de Caracazo. Il s’agissait d’une révolte de masse, d’une émeute qui a duré une semaine, au cours de laquelle les pauvres ont envahi les quartiers riches des villes, faisant peur aux élites et montrant clairement que les choses ne pouvaient plus continuer comme avant. Mais si le Caracazo a représenté le point de rupture de l’histoire du Venezuela, nous devons reconnaître que ce sont des décennies d’organisation, des décennies de lutte armée qui ont permis d’arriver à ce point – même le concept de « révolution bolivarienne » est né de la lutte armée. C’est cette organisation et ces revendications qui ont donné naissance à Chávez, mais le Caracazo a été le moment qui a inauguré le processus bolivarien en détruisant les anciens partis politiques et en créant une brèche dans laquelle quelqu’un comme Chávez a pu s’engouffrer. Chávez était un soldat, mais il portait deux casquettes grâce à son contact direct avec la clandestinité révolutionnaire. Pendant le soulèvement de 1989, de nombreuses recrues militaires comme lui ont été envoyées dans les barrios pour massacrer des milliers de personnes qui leur ressemblaient. C’est pourquoi son coup d’État manqué de 1992 devait initialement coïncider avec l’anniversaire de cette révolte populaire massive et de la violente répression qui l’a étouffée.

Ce point de non-retour et l’espace ouvert par l’insurrection ont créé la possibilité d’une croissance rapide du mouvement révolutionnaire plus large, et un cadre de base qui a ensuite été repris par les organisateurs radicaux comme modèle d’organisation. Dès le début, il y a une controverse sur le rôle de la base, et il y a – à juste titre en un sens – différents cadres pour comprendre la transition vers le socialisme. Le leadership bolivarien a toujours été divisé entre ceux qui font vraiment confiance à la base et ceux qui considèrent la construction du socialisme comme un processus plus descendant, qui voient dans le modèle cubain la nécessité de garder un contrôle très strict sur les forces révolutionnaires pour prendre et stabiliser le pouvoir. Cette dynamique et cette tension persistent aujourd’hui.

Dans Building the Commune (Construire la commune), je raconte l’histoire de l’une des communes les plus prospères du centre-ouest du Venezuela, El Maizal, qui produit des tonnes de maïs. El Maizal est né d’une lutte populaire pour s’emparer de terres privées tombées en friche, en demandant au gouvernement d’intervenir pour les nationaliser et les « communaliser ». Mais il s’agissait finalement de deux étapes différentes. Chávez est intervenu dans un premier temps, en se présentant en prononçant un discours annonçant que les terres seraient nationalisées. Mais ce qui s’est réellement passé, c’est qu’elles ont tout simplement été reprises par une société agricole et sont restées tout aussi sous-exploitées et sous-productives qu’elles l’étaient auparavant entre les mains privées. La base révolutionnaire a donc dû s’organiser et lutter à nouveau, pour exiger que ces terres soient remises directement au parlement communal pour être gérées démocratiquement. Vous avez donc, d’une part, le rôle de Chávez en tant que point d’appui non pas unique, mais réellement le plus crucial pour le pouvoir communal au sein de l’État, mais vous avez également une guerre à petite échelle entre la base et les élites du parti.

Il ne faut pas simplifier à l’excès ou utiliser ce phénomène pour faire oublier certaines des tensions très réelles auxquelles la révolution vénézuélienne est confrontée. Mais si vous demandez aux leaders de la base à El Maizal, ils vous diront : « Écoutez, les soi-disant socialistes sont nos plus grands ennemis dans la pratique, nous les affrontons tous les jours, ils ne veulent pas que notre pouvoir grandisse parce que c’est une menace pour leur pouvoir ». Cette tension persiste donc jusqu’à aujourd’hui, et, bien sûr, les dernières années ont été incroyablement difficiles. Le projet communautaire a été remis en question, il a été mis en veilleuse, il a subi des coupes sombres dans son financement en raison de la crise économique elle-même. Mais dans le contexte de cette crise, les communes ont également connu un retour en arrière, dans le sens où certaines élites du parti veulent adopter une alliance pragmatique avec le secteur privé et avec le capitalisme national comme voie à suivre – cette voie n’a jamais fonctionné.

J’ai donc fait partie de ceux qui veulent vraiment insister sur le fait que la seule voie pour sortir de la crise économique aujourd’hui est la voie des communes. C’est la seule voie qui envisage de forger un autre type d’économie, qui pense à un Venezuela qui ne soit pas entièrement dépendant de l’extraction pétrolière pour financer les biens importés, mais qui pense plutôt à ce qui doit être produit localement et à la manière de produire démocratiquement. C’est la voie qui résout les tensions de l’économie pétrolière non pas en embrassant l’économie mondiale ou en s’en coupant, mais en développant ces alternatives démocratiques à la base.

Communes rurales et communes urbaines

LL : Vous avez écrit que le Venezuela est l’un des pays les plus urbains d’Amérique latine, avec plus de 93% de sa population vivant dans les villes. Un chapitre entier de ton livre est consacré aux formes d’auto-organisation des barrios, dont le barrio qu’incarne le gratte-ciel de Torre de David depuis plusieurs années – je t’épargne ma colère contre les architectes occidentaux qui le fétichisent. Mais comme tu l’écris également, les communes ont surtout émergé dans les campagnes. Ces deux aspects me font penser à la manière dont Marx lui-même percevait le projet que la Commune de Paris était censée incarner en rapport avec ses communautés rurales voisines. Peux-tu nous parler de la relation entre ces deux espaces ?

GCM : J’aimerais bien sûr entendre à un moment donné tes réflexions sur les architectes réactionnaires, parce qu’il y a cette sorte de fascination non seulement pour l’apparition des pauvres dans le centre de la ville, et la peur que cela provoque, mais aussi pour l’architecte ou l’urbaniste en tant que sauveur héroïque. Et cela est très présent au Venezuela et aussi dans la fascination que les mouvements urbains vénézuéliens provoquent ailleurs. Mais la question de l’espace et de la territorialité est essentielle non seulement pour saisir la Commune en soi, mais aussi pour saisir sa manifestation particulière au Venezuela et le projet du socialisme vénézuélien. (…)

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Cet entretien de George Ciccariello-Maher avec Léopold Lambert a été publié dans le n° 34 de la revue The Funambulist (mars-avril 2021), entièrement dédiée à « la Commune de Paris et le monde ». Traduction, intertitres et notes de Stathis Kouvélakis.