Coopératives et travaux collectifs chez les zapatistes (Entretien avec Jérôme Baschet – Bernard Duterme / CETRI)


La forme d’organisation « coopérative » est au cœur des réalités autonomes zapatistes dans l’État du Chiapas, au Sud-Est du Mexique. C’est là que la rébellion indigène maya qui s’est soulevée le 1er janvier 1994, le jour même de l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain (Canada, États-Unis, Mexique), s’active depuis lors à construire « un autre monde », à distance du modèle de développement capitaliste et des rapports de domination sociale et de prédation environnementale qui le fondent.


Dans l’entretien qui suit, Jérôme Baschet, l’un des meilleurs spécialistes de la rébellion du Chiapas, auteur d’ouvrages de référence sur l’autonomie et le postcapitalisme, répond à nos questions sur l’importance et le bilan de ce que les zapatistes appellent eux-mêmes « les travaux collectifs », dimension centrale de la vie quotidienne des communautés insurgées.

Propos recueillis par Bernard Duterme, Centre Tricontinental / CETRI
Traduction de l’espagnol : Camille Dalbin

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Sobre cooperativas y trabajo colectivo en el zapatismo: entrevista con Jérôme Baschet

CETRI – Quelle a été l’importance – quantitative et qualitative – de la forme d’organisation « coopérative » au sein des zones autonomes zapatistes depuis le début du 21e siècle dans le Chiapas ? Quelle place occupe-t-elle dans l’organisation de la vie quotidienne, et plus particulièrement en matière de production économique ?

Jérôme Bachet – Je pense qu’il convient de commencer par préciser un aspect très important de la forme d’organisation « coopérative » dans le cadre de l’autonomie zapatiste. Il s’agit de la différence entre les coopératives au sens habituel du terme et ce que les zapatistes appellent les « travaux collectifs ».

D’un côté, il existe des coopératives au sein desquelles plusieurs producteurs s’unissent, principalement pour améliorer les conditions de commercialisation de leurs produits, et éviter la dépendance aux intermédiaires, appelés ici « coyotes ». Logiquement, cela a été le cas pour la principale production commerciale des territoires zapatistes : le café.

Par exemple, en 2000, s’est constituée la coopérative Mut Vitz, qui couvrait quatre municipalités de la zone des Altos du Chiapas et jusqu’à 600 familles. Cette coopérative a permis la construction d’un grand entrepôt et l’achat des machines nécessaires au traitement du café. Mais des irrégularités dans les comptes sont apparues et, surtout, des difficultés avec l’administration fiscale fédérale. En 2007, le ministère des finances a prononcé une amende très élevée, entraînant ainsi la suspension de l’activité de la coopérative.

Par la suite, de plus petites coopératives ont fait leur apparition, telles que Yachil, qui vend le café bio de plusieurs familles des Altos du Chiapas, principalement via les réseaux de solidarité qui distribuent le café zapatiste dans plusieurs pays comme la Belgique, la France, l’Italie, l’Espagne, la Grèce, etc. – ce qui représente une forme de soutien très importante pour les familles zapatistes.

Il existe aussi depuis longtemps des coopératives constituées de femmes, en particulier pour l’artisanat textile (broderie, confection de vêtements, etc.), comme la coopérative « Mujeres por la Dignidad » (Femmes pour la dignité) au sein du « Caracol d’Oventik » (l’une des douze grandes zones d’influence du zapatisme dans le Chiapas), mais aussi des coopératives de boulangerie, d’élevage de poulets ou de distribution commerciale dans les communautés.

Ce que les zapatistes appellent les « travaux collectifs » semblent plus spécifiques à la construction du régime d’autonomie comme tel. Ces travaux peuvent s’organiser au niveau des communautés, des municipalités ou des zones, ces « Caracoles » qui coordonnent plusieurs municipalités. L’un de leurs principaux objectifs est précisément de soutenir les initiatives et les instances de l’autonomie.

Il s’agit, en particulier, de soutenir les promoteurs et les promotrices de l’éducation et de la santé, ainsi que de couvrir les frais des personnes assumant une « charge » (un mandat) au sein des instances gouvernementales autonomes. À noter que ces frais sont très limités. Ce sont par exemple les billets de transport collectif, pour se déplacer entre les communautés et les Caracoles, que les membres des instances ne peuvent pas s’acheter individuellement.

Mais ils peuvent aussi servir à couvrir les frais des mobilisations de l’EZLN (l’Armée zapatiste de libération nationale) ou à nourrir des fonds municipaux ou zonaux qui permettent l’octroi de petits prêts à des taux d’intérêt très bas, pour celles et ceux qui en ont besoin… surtout en cas de maladie ou pour l’une ou l’autre activité de production.

Par exemple, dans la zone de La Realidad, chaque municipalité a son projet d’élevage, entre trente-cinq et cinquante têtes de bétail. Il existe aussi, au niveau du Caracol, trois entrepôts, dont un pour subvenir aux besoins des promoteurs et promotrices de l’hôpital de zone de San José del Rio, ainsi qu’une plantation de maïs de douze hectares qui permet aussi de les soutenir.

Pour donner un autre exemple, dans le Caracol de Morelia, on compte aussi sur des collectifs dédiés à l’élevage et sur des magasins coopératifs, tant au niveau des municipalités que de la zone. Ainsi, le magasin coopératif du carrefour de Cuxuljá est un projet de la zone, avec son équipe administrative à laquelle les communautés de toutes les municipalités envoient des personnes à tour de rôle pour tenir la boutique. Deux balnéaires installés sur la rivière sont aussi des projets collectifs de la zone. Il peut également y avoir des projets collectifs de forge, de cordonnerie, de matériel de construction, de transport (par camions ou minibus), etc.

Tous ces aspects s’avèrent très utiles pour améliorer les capacités productives des communautés zapatistes et, surtout, pour subvenir aux besoins de l’autonomie elle-même : instances d’autogouvernement et de justice, systèmes d’éducation et de santé, etc. Cela n’a été rendu possible que grâce aux dizaines de milliers d’hectares de terres récupérées à la suite du soulèvement de 1994. Ces terres constituent la base matérielle qui rend l’autonomie possible.

Parallèlement, il convient aussi de rappeler que l’essentiel de la production familiale pour l’autoconsommation (et aussi celle du café pour la commercialisation) est réalisé sur des terres « ejidales » ou communales, réparties en parcelles destinées à l’usage familial, c’est-à-dire en dehors du domaine des coopératives et des travaux collectifs. Il faudrait aussi mentionner les nouveaux « peuplements » créés sur les terres récupérées, surtout dans le Caracol de Morelia, où les règles de propriété et d’usage sont différentes de celles qui prévalent sur les terres ejidales ou communales.

CETRI – À quelle idée et principes du « socialisme », ces expériences coopératives ou collectives (de production) renvoient-elles ? S’agit-il d’une application orthodoxe de méthodes éprouvées ailleurs ou d’une déclinaison originale de modalités d’action évolutives ? A-t-on (eu) affaire à l’imposition d’un nouveau modèle d’organisation ou à la formalisation de rapports communautaires de coopération préexistants ?

Jérôme Bachet – Il me paraît difficile de considérer que les coopératives et les travaux collectifs dont nous parlons aient un rapport avec l’application d’une quelconque orthodoxie ou d’un quelconque modèle socialiste. L’expérience zapatiste, du moins après 1994, ne se réfère pas au socialisme, mais à un projet collectif qu’ils et elles appellent « autonomie », avec ses deux dimensions que sont la rébellion et la résistance.

Peut-être que ce qui rapproche le plus cette expérience de l’idée ou des modèles socialistes que l’on trouve de fait dans le processus initial de formation de l’EZLN, c’est la tentative de pratiquer sur les terres récupérées ce que l’on appelle le « colectivo total », c’est-à-dire la propriété et la culture collectives de toutes les terres. Mais il faut d’emblée observer une flexibilité notable : ici, les familles ont pu choisir entre le « colectivo total » et le « colectivo individual » (c’est-à-dire « propriété collective, mais culture familiale »). En général, il semble que ceux qui avaient choisi le « colectivo total » soient revenus, après quelques années, sur le « colectivo individual », plus proche de la tradition des terres ejidales ou communales. (…)

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