🇪🇨 « En Équateur, il se passe constamment des choses étonnantes », une conversation avec Philippe Descolan (Florian Louis / Grand Continent)


C’est en Amazonie que Philippe Descola a découvert en lui cette « envie d’étudier des peuples qui seraient heureux dans la forêt ». Pour ouvrir notre série d’été, nous avons interrogé l’anthropologue sur le rapport puissant qu’il entretient avec l’Équateur, pays farouchement original dont il faudrait « une demie douzaine de vies » pour faire l’ethnographie totale. Il nous embarque, en bateau ou à bord d’un avion militaire, dans un voyage qui dure de 1974 à aujourd’hui.

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Quelles ont été les premières images, les premières lectures qui vous ont fait découvrir l’Équateur ? 

Philippe Descola en 2005 © Andersen Ulf/SIPA

Mon père, Jean Descola, était un historien de l’Espagne et de l’Amérique Latine. J’étais donc familier de l’Amérique Latine depuis l’enfance à travers les livres. J’avais lu ceux écrits par mon père ainsi qu’une partie de l’importante documentation qu’il avait accumulée à la maison. L’histoire et la géographie de l’Amérique Latine ne m’étaient donc pas étrangères. C’est pourquoi lorsqu’il s’est agi, plus tard, de chercher un terrain, c’est vers l’Amérique Latine que je me suis tourné, d’autant que je parlais espagnol, ce qui était un bon point de départ. Il se trouve que mon père était également ami avec un diplomate équatorien, amoureux de la France, qui y avait fait ses études et qui s’était arrangé pour être nommé à Paris et y rester. Souvent, lorsqu’il dînait à la maison, j’écoutais les histoires qu’il racontait à propos de son pays. J’avais ainsi des échos de ce qu’était ce petit pays andin sur lequel on savait peu de choses car la presse n’en parlait jamais, si ce n’est pour annoncer les coups d’État qui s’y produisaient régulièrement. J’en avais donc une idée assez romanesque qui s’associait également à la lecture d’ Ecuador, le journal de voyage qu’encore jeune homme, Henri Michaux avait rapporté de son séjour en Équateur avec un passage par l’Amazonie équatorienne et le rio Napo, puis l’Amazone, pour aller jusqu’à la côte Atlantique. Il parle très bien de l’Équateur dans cet immense périple. J’avais aussi été frappé par L’homme à cheval de Drieu La Rochelle dont l’action se situe dans une Bolivie un peu fantasmagorique dont j’avais fait une sorte de prototype des pays andins. J’avais ainsi des sortes de mythologies flottantes, fabriquées de bric et de broc. 

C’est donc assez naturellement que s’impose la décision, plus tard, d’aller faire votre terrain en Équateur ?

La décision d’aller faire du terrain en Équateur s’est prise en plusieurs temps. J’ai mené mon premier terrain au sud du Mexique dans les Chiapas, dans la région de la forêt Lacandone, parmi des colons Tzeltal. Le terrain, qui n’a duré que quelques mois, m’a un peu déprimé parce que c’étaient des gens qui avaient migré des hautes terres, poussés par les grands propriétaires terriens. La forêt qu’ils avaient colonisée était un milieu qu’ils connaissaient mal et où ils n’étaient pas très heureux. Ce malaise général, cette obstination à se faire une nouvelle vie dans un milieu très différent de celui auquel ils étaient habitués m’avaient un peu découragé. C’est toutefois là que j’ai découvert la forêt tropicale avec ravissement et qu’est née mon envie d’étudier des peuples qui seraient heureux dans la forêt, d’où le choix de l’Amazonie. 

Je ne connaissais pas encore l’Amérique du sud à ce moment, mais je voulais aller en Amazonie. Encore fallait-il y choisir une population. C’est par l’intermédiaire de ma collègue et amie Carmen Bernand, qui revenait d’un long terrain auprès d’une population andine d’Équateur, les Cañaris, que je me suis finalement tourné vers les Jivaros. Les Cañaris vivent dans la Cordillère orientale de l’Équateur et sont donc voisins des Jivaros qui résident plus bas en Amazonie. Elle m’a dit qu’il était tout à fait possible d’aller auprès des Jivaros. J’ai donc commencé à lire, moins sur l’Équateur que sur les Jivaros en général, pour savoir quel genre d’ethnographie on pouvait faire là-bas. 

Comment se déroule votre arrivée en Équateur ?

J’ai fait un premier séjour avec ma compagne Anne-Christine Taylor en 1974, pendant l’été, pour essayer de voir s’il était possible de séjourner en pays jivaro. J’ai été immédiatement séduit par la ville de Quito où nous avions atterri. C’est une ville de montagne qui avait des ciels d’une extraordinaire pureté en dépit de la pollution produite par les vieux bus brinquebalant au diesel. La lumière y était extraordinaire. Je m’y suis tout de suite senti très bien malgré l’altitude (3000m). En son centre, c’est une ville coloniale avec de grands palais, des maisons de propriétaires terriens et des églises baroques extraordinaires. Ces grandes maisons étaient tombées à l’abandon parce que les propriétaires terriens ne les entretenaient pas. C’était alors devenu une sorte de bidonville au centre de la ville, à la différence de ce qui se passait ailleurs dans d’autres villes de l’Amérique latine où les bidonvilles encerclaient les villes. Là, tous les migrants qui venaient de la campagne s’entassaient de façon précaire dans ces anciennes demeures coloniales. Malgré sa splendeur baroque décatie, la ville était complètement indigénisée en son cœur, à deux pas du palais présidentiel et de la cathédrale. Il y avait une densité extrêmement forte d’autochtones, c’était un contraste frappant parce qu’on avait l’impression que la ville était occupée ou réoccupée par les populations autochtones qu’elle avait expulsées au moment de sa fondation. 

J’ai quitté Quito au bout de quelques jours pour aller en Amazonie commencer à explorer la possibilité d’aller à la rencontre d’un groupe jivaro sur lequel on avait très peu d’information, les Achuar. Au cours de ce premier séjour, je ne suis pas allé jusque chez les Achuar, seulement chez leurs voisins Shuar qui vivent sur le front de colonisation et qui parlent un autre dialecte jivaro. «  Jivaro  » est un terme qui est maintenant déconsidéré et les Amérindiens refusent qu’on l’utilise à leur propos car c’est un terme qui est un peu l’équivalent de « plouc ». Il était d’ailleurs utilisé ailleurs en Amérique latine avec ce sens-là pour désigner les populations rebelles de l’empire hispanique et il l’est toujours pour évoquer les paysans mal dégrossis. Mais à l’époque de mon premier séjour, on parlait encore de Jivaros.

Ce premier séjour n’a pas duré très longtemps, deux mois seulement. Mais il m’a permis de commencer à apprécier le pays et à connaître certains de ces habitants, notamment des collègues ethnologues locaux. Nous sommes revenus deux ans plus tard, en 1976, toujours avec ma compagne, mais cette fois-ci en bateau. C’était une expérience merveilleuse et assez bouleversante de traverser l’Atlantique au rythme lent d’un cargo mixte. Notre première escale était Carthagène, comme les bateaux espagnols trois siècles plus tôt. Nous avons débarqué à Guayaquil d’où nous avons découvert la côte de l’Équateur que je ne connaissais pas. 

Vous prenez alors pleinement conscience de la diversité du pays  ?

L’Équateur, le Pérou et la Colombie sont des pays dont l’histoire et la géographie sont assez semblables. D’un point de vue géographique, il y a trois zones clairement distinctes : la Côte qui, jusqu’à la frontière avec le Pérou au sud est une zone tropicale plutôt humide vouée à l’économie de plantation, notamment le cacao et la banane, la zone andine et la zone amazonienne. Ces trois régions ont des personnalités différentes. La Côte, c’était le monde du business agro-exportateur, des grandes plantations, avec des forêts impénétrables au nord où, au XVIIIe siècle, des esclaves marrons avaient créé une République qui avait été en partie reconnue par l’Audience de Quito. C’est une région qui est basée sur le commerce, l’exportation, longtemps dominée par une bourgeoisie politiquement plutôt libérale et franc-maçonne. La Sierra, les Andes, est structurée en deux cordillères : une à l’est et une à l’ouest avec, au milieu, un couloir de hautes terres fertiles qui ont été évidemment appropriées immédiatement par les colonisateurs. Quand on parcourt ce couloir où se trouvent les principales villes du pays, dont Quito, on voit très bien dans l’espace la structure de l’oppression coloniale puisque la partie centrale est une plaine fertile, irriguée, avec des champs, des prairies, les restes des grandes haciendas que les propriétaires se transmettaient en même temps que les populations autochtones qui leur étaient attachées dans un système de quasi-servage, le huasipungo, qui ne fut aboli que dans les années soixante du XXe siècle. Les villages indigènes sont visibles sur les contreforts ou dans les canyons des cordillères de part et d’autre, dans des zones avec une très forte érosion et des terres de mauvaise qualité. Et puis il y a l’Amazonie qui était encore dans les années 1970 un endroit assez méconnu des Équatoriens. Un président équatorien, Galo Plaza Lasso, avait dit dans les années 1950 que l’Amazonie «  était un mythe  », c’est-à-dire tout à la fois un espace quasi imaginaire et voué à demeurer improductif, en dépit du fait qu’il y avait eu peu de temps auparavant un conflit très intense avec le Pérou pour le contrôle d’une partie de l’Amazonie au cours duquel l’Équateur avait perdu une grande partie des territoires amazoniens sur lesquels elle réclamait une souveraineté. Malgré la présence de gisements pétroliers, ça restait un endroit peu connu, les habitants des hautes terres n’y allaient jamais. C’était une espèce d’arrière-pays rempli de sauvages sanguinaires du point de vue des Équatoriens. 

Et c’est précisément cette partie méconnue et méprisée que vous choisissez d’explorer.

Exactement. Nous sommes donc arrivés à Guayaquil. C’était un peu comme dans ce film, La fièvre monte à El Pao  : on se retrouve sur le quai, seuls au milieu de nos bagages. L’avantage avec le voyage en cargo c’est qu’on a le droit à 500 kilos de bagages, donc on avait pas mal de matériel. Le bateau était très confortable. Il y avait un côté matriciel dans la traversée. Et tout à coup on se retrouvait sur un quai avec une chaleur infernale et des gens patibulaires qui tournaient autour de nos cantines. C’était notre premier contact avec la Côte. On l’a ensuite quittée pour rejoindre Quito et renouer les liens avec certains collègues équatoriens. Puis nous sommes partis en direction de l’Amazonie pour essayer de gagner le territoire achuar, ce qui était une entreprise assez compliquée, puisque personne n’avait idée d’où ils vivaient exactement. Même sur le front de colonisation, dans la ville principale, Puyo, la plupart des gens que nous avions consultés – missionnaires catholiques et protestants, militaires -, n’avaient qu’une idée assez vague de l’endroit où se trouvaient les Achuar. Là nous avons fini par prendre un petit avion militaire pour aller dans une base où nous avons trouvé des Amérindiens quechua. Le nord de l’Amazonie équatorienne est peuplé de populations qui parlent quechua parce que c’est une zone de réduction : depuis le XVIe siècle les missionnaires y avaient créé des pôles de regroupement pour les populations autochtones exposées aux raids esclavagistes espagnols. Ils avaient donc réuni ces lambeaux de groupes ethniques différents et la langue véhiculaire qu’ils utilisaient était le quechua car c’était la langue d’évangélisation dans les Andes, c’est pourquoi toute ces populations parlent quechua.

Autour de cette base militaire, il y avait donc un village quechua d’où des gens allaient régulièrement pour faire du troc avec les Achuar. C’est comme ça que nous nous sommes retrouvés chez les Achuar après deux jours de marche en forêt. Nous avons vécu un peu plus de deux ans avec les Achuar en revenant régulièrement, tous les trois ou quatre mois, à Quito pour respirer un peu. Nous avons ensuite passé un an à Quito. C’est ainsi que j’ai appris à connaître Quito, les Andes, et le pays en général. J’y étais professeur à l’université catholique qui venait de créer un département d’anthropologie, tout en revenant régulièrement sur le terrain pour faire des enquêtes complémentaires. C’est là que j’ai commencé à aimer et à connaître ce pays. (…)

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