🇨🇱 Chili : vers la Constitution du peuple ? (Pablo Abufom Silva et Karina Nohales / Jacobín / Traduction Contretemps)
La première étape vers une nouvelle Constitution au Chili est maintenant terminée. Le 16 mai, le projet de la nouvelle Carta Magna a été officiellement remis. Il consacre des changements majeurs pour la société chilienne, notamment en matière de droits sociaux, de parité dans la participation politique et de reconnaissance constitutionnelle des peuples indigènes.
Leer en español : La Constitución del pueblo
En termes de droits sociaux, il intègre des revendications qui ont été la bannière de lutte des organisations populaires depuis le tout début de la contre-révolution néolibérale de la dictature. La nouvelle Constitution vise à reprendre ces aspirations et à garantir l’accès à la santé, au logement, à l’éducation, à des retraites décentes, à une éducation non sexiste et au droit à l’avortement, dans le cadre d’un « État social et démocratique » qui se reconnaît comme plurinational, interculturel et écologique.
Dans cet entretien, Karina Nohales, porte-parole de la Coordinadora Feminista 8M, élue à l’Assemblée Constituante du Chili revient sur ce processus et sur les défis proches qui attendent le peuple chilien.
Pablo Abufom – L’une des étapes les plus importantes de la Convention constitutionnelle a été l’approbation d’une série de droits sociaux pour lesquels les organisations populaires s’étaient battues pendant des décennies. Il s’agit notamment d’un ensemble de droits du travail qui étaient attendus depuis la fin de la dictature. Selon toi, quels sont les plus importants ?
Karina Nohales – Tout d’abord, il y a une dimension à souligner qui a trait aux analyses féministes du travail. Le féminisme est entré dans la Convention avec la force de gigantesques mobilisations et d’importants processus de réflexion programmatique, réussissant à façonner en termes constitutionnels une innovation en termes de reconnaissance du travail domestique et de soins, consacrant une compréhension de ce travail qui a été développée et soutenue principalement par ce que nous pourrions appeler le féminisme socialiste, établissant que le travail domestique et de soins est un travail socialement nécessaire, qu’il est indispensable pour la durabilité complète de la société et que, par conséquent, il doit être soutenu socialement par un système complet de soins de nature étatique.
Il s’agit d’une perspective qui les déprivatise, en se plaçant au-delà d’un féminisme plus libéral qui se concentre sur des politiques de coresponsabilité entre les sexes, certes nécessaires, mais qui reste dans cette conception du foyer comme espace privé. Aujourd’hui, nous avons progressé en installant, parallèlement à sa reconnaissance, une perspective de socialisation de ces emplois.
Ensuite, il y a les règles qui relèvent de la sphère du droit du travail individuel salarié. Dans ce domaine, on consacre des questions pertinentes qui reprennent les principes et les paramètres du droit international, en particulier ceux de l’OIT, et qui, dans la réalité locale, constituent un progrès par rapport à ce qui existait jusqu’à présent, puisque dans la Constitution de Pinochet, le travail apparaît dissocié de la sphère des droits, se limitant à consacrer la liberté du travail, c’est-à-dire la prétendue liberté du travailleur de choisir son lieu de travail et la liberté des entreprises de choisir librement leurs employés.
Enfin, l’une des questions les plus pertinentes concerne les droits collectifs du travail. La nouvelle Constitution reconnaît le droit à la liberté d’association dans ses trois dimensions : syndicalisation, négociation collective et grève, démantelant ainsi certaines enclaves constitutionnelles et juridiques stratégiques imposées par la dictature et la transition démocratique.
Tout d’abord, elle consacre le droit des travailleurs des secteurs public et privé de former des syndicats à tous les niveaux et le droit de ces organisations de fixer leurs propres objectifs. Deuxièmement, elle établit la compétence syndicale exclusive en matière de négociation collective, le développement de la négociation à tout niveau décidé par les travailleurs des secteurs public et privé, et fixe comme seule limite à la négociation les droits du travail inaliénables. Troisièmement, elle garantit le droit de grève aux travailleurs des secteurs public et privé, qu’ils aient ou non un syndicat, qui peuvent décider de l’étendue des intérêts qu’ils entendent défendre par la grève et du niveau auquel elle se déroule. Il est également établi que la loi ne peut pas interdire la grève.
Ces trois éléments, ainsi actés, représentent un tournant copernicien par rapport à la Constitution de 1980 – qui ne mentionne le mot « grève » qu’une seule fois : pour l’interdire aux travailleurs du secteur public – et aussi par rapport à la législation actuelle, qui ne permet la négociation collective qu’au niveau de l’entreprise, de sorte qu’elle ne peut être exercée conjointement par des travailleurs de deux ou plusieurs entreprises différentes, et qui ne reconnaît l’exercice de la grève que dans le cadre du processus « légal » de négociation collective.
Dans un pays où plus de 40 % de la main-d’œuvre formellement salariée travaille dans des petites et moyennes entreprises, dans un pays où un processus brutal de décentralisation productive a eu lieu, ce cadre juridique a réduit à l’impuissance l’outil de la négociation et de la grève, conduisant à une réalité plus proche des négociations pluripersonnelles que des négociations collectives. Et cela est renforcé par l’existence de ce que l’on appelle les « groupes de négociation » qui peuvent être constitués temporairement au sein des entreprises dans le seul but de négocier des conditions de travail communes, une pratique antisyndicale qui est légale au Chili et qui a un impact de division très néfaste.
Aujourd’hui, avec l’appropriation syndicale de la négociation collective, la nouvelle Constitution permettra de bannir cette pratique qui a permis aux entreprises de maintenir au sein d’une même unité de travail d’innombrables groupes de travailleurs soumis à des conditions de travail différenciées. Une autre excellente nouvelle est que non seulement les salariés de l’État ne seront plus interdits de grève, mais qu’ils bénéficieront de tous les droits collectifs.
Ce qui est surprenant, c’est que ces avancées ont été formalisées juridiquement par un organisme qui n’est pas lié directement au monde syndical. Cela doit nous amener à nous demander pourquoi cela a été possible.
Pablo Abufom – Effectivement, cette question est intéressante. Quelles autres normes constitutionnelles associées aux luttes des travailleurs syndiqués ou non syndiqués ont-elles été adoptées ?
Karina Nohales – Deux autres normes méritent d’être soulignées. D’une part, le droit des travailleurs à participer, par le biais de leurs organisations syndicales, aux décisions de l’entreprise est acté. La manière dont cette participation doit être mise en œuvre est laissée à la loi. Cela ouvrira sans aucun doute des débats intéressants dans un avenir proche.
D’autre part, inséparable de la question du travail, c’est le droit à la Sécurité sociale qui est affirmé. Il présente plusieurs caractéristiques remarquables. Premièrement, il est établi qu’il appartient à l’État de définir la politique de Sécurité sociale sur la base de principes tels que la solidarité, la répartition et l’universalité. Deuxièmement, elle rend obligatoire la création d’un système public de Sécurité sociale pour garantir la protection complète contre des risques divers. Troisièmement, elle établit que le système sera financé par les cotisations obligatoires des travailleurs et des employeurs et par les recettes générales de la nation, et que cet argent ne peut être utilisé à d’autres fins que le paiement des prestations du système. Enfin, les organisations syndicales pourront participer à la gestion du système public de Sécurité sociale.
Toutes ces caractéristiques représentent un changement absolu par rapport au système de capitalisation individuelle qui existe aujourd’hui, un système géré exclusivement par des entreprises privées (les Administrateurs de Fonds de Pension, AFP) et financé exclusivement par les cotisations des travailleurs (l’employeur ne contribue pas), et cet argent est investi dans des actions en bourse, générant des pertes irrécupérables (en 2008, suite à la crise des subprimes, près de 40 % de l’épargne retraite des travailleurs chiliens a été perdue) et qui, n’étant pas destiné à payer des pensions, offre un revenu misérable à la fin de la vie active.
Pablo Abufom – En ce qui concerne les effets qu’auront ces nouvelles règles constitutionnelles, je voudrais te demander, tout d’abord, quelles seront leurs implications pour la reconnaissance du travail domestique et de soins ?
Karina Nohales – Eh bien, dans toutes les problématiques où des droits sociaux tels que celui-ci sont entérinés, il y a une dimension législative, qui consiste à donner une base juridique à ce qui a été inscrit dans la Constitution. L’une des dispositions approuvées dans cette Constitution est également la possibilité de présentation de lois d’initiative populaire.
Je pense que l’une des premières tâches sera de rédiger une Loi d’initiative populaire qui dira en quoi consiste ce système de soins complets : comment fonctionne-t-il, comment est-il financé, quelles sont ses dimensions communautaires ? Et cela va mettre des secteurs très divers au sein du mouvement féministe face à la nécessité de construire une position, un débat et une proposition transversale et de mettre en marche l’imagination politique, car ce type de système, qu’on voit dans d’autres pays, n’a jamais existé au Chili.
C’est une dimension sur laquelle je suis optimiste car le mouvement féministe (ainsi nommé, au singulier, dans toute sa diversité) a été le seul secteur capable de construire et de présenter de manière unitaire à la Convention constitutionnelle des initiatives populaires de normes, contrairement à ce qui s’est passé dans les domaines de la santé, de l’éducation, du travail ou de la sécurité sociale, où il y a eu plus d’une initiative populaire de normes dans chaque domaine. Dans le cas des droits sexuels et reproductifs, du droit à une vie sans violence et de l’éducation non sexiste, nous avions des propositions de normes unifiées. En ce sens, l’expérience de la Convention a été très importante pour préfigurer cette dimension de la tâche politique à accomplir.
Et, d’autre part, je crois qu’il y a un travail pour faire connaître ce que signifie une perspective de socialisation de ces emplois, parce que ce sont vraiment des termes encore étrangers pour la population, pour beaucoup de femmes des secteurs qui ne sont pas nécessairement marginaux, mais aussi des secteurs intermédiaires où toute la notion du problème, de la double journée de travail et de tout cela dont on nous dit que c’est de l’amour au lieu du travail non rémunéré, est encore en marge de la coresponsabilité entre les genres. Par exemple, elle est encore formulée dans des revendications telles que la demande de crèches financées par les employeurs, ce qui implique également la monétarisation comme moyen de soutenir ce type de travail.
Je pense donc que cela ouvre un défi plus grand et à plus long terme qui implique des horizons politiques plus profonds. Je ne sais pas dans quelle mesure il sera possible de maintenir cette unité transversale des féminismes par rapport à cela, puisque historiquement nous avons des conceptions très différentes de ce problème. Elle ne devra pas nécessairement être résolue de manière définitive : il peut aussi y avoir des désaccords dans les débats féministes, un litige sur quelles lectures féministes de ces travaux deviendront plus hégémoniques. (…)
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Voir également :
– Chili: les opposants à la nouvelle Constitution se mobilisent (Naïla Derroisné / RFI)
– Une nouvelle constitution pour le Chili : le 4 septembre, avec un vote obligatoire, les Chiliens décideront (Olga Barry / Espaces Latinos)
– Chili : le projet de nouvelle Constitution est prêt (revue de presse)
– Chili : la nouvelle Constitution est prête (revue de presse)