🇨🇴 Faux positifs. En Colombie, les victimes cachées de l’armée (une enquête de Guylaine Roujol Perez)


Derrière le phénomène bien connu des exécutions extrajudiciaires de civils en Colombie, un autre scandale passé sous silence reste bien dissimulé : celui du meurtre de soldats par l’institution, commis pour couvrir les crimes de l’armée ou maintenir l’autorité par la force.

Des membres de l’organisation civile Madres de Falsos Positivos (Mafapo) participent à une manifestation devant le tribunal de Bogotá le 25 août 2021. (Crédit : Juan Barreto / AFP via Getty Images)

En septembre 2008, une enquête sur une série de disparitions de dix-neuf jeunes de Soacha, une banlieue déshéritée de Bogotá, a révélé au pays un scandale national connu sous le nom des « Faux positifs » : l’assassinat sur presque tout le territoire d’au moins 6 402 personnes aux mains de l’armée entre 2002 et 2008 dans le cadre de la politique de Sécurité démocratique du président de l’époque, Álvaro Uribe Vélez. Avant que ce chiffre ne soit révélé par la Justice transitionnelle de paix (JEP) en février 2021, les familles des victimes ont été confrontées à de nombreux obstacles et menaces, de toutes sortes.

Quinze ans plus tard, la JEP est en train de décider de sanctions dans l’affaire dite du Catatumbo – la région dans laquelle les jeunes avaient été amenés avant d’être tués- pour les cinq colonels, quatre officiers et sous-officiers et le recruteur civil qui ont reconnu leur responsabilité dans les meurtres des jeunes de Soacha et de Bogotá.

Aujourd’hui, personne ne peut nier l’existence de ce phénomène criminel, pas plus que son ampleur, même les négationnistes les plus radicaux. Faux positifs, vraies victimes.

Un aspect méconnu reste le sort des militaires, principalement des soldats professionnels, des caporaux ou des sergents, qui ont tenté de s’opposer à une politique axée sur les résultats, avec des incitations ayant conduit à des violations des lois de la guerre et de la doctrine de l’armée, et plus largement des droits de l’homme. De la même manière que les familles des victimes civiles ont dû faire face à des menaces et à des discriminations lorsqu’elles ont mis toutes leurs forces dans la bataille pour rendre visible ce phénomène – le chiffre de 6 402 est probablement sous-estimé car d’autres familles ne se présenteraient pas pour éviter d’avoir à subir un tel traitement -, celles de militaires,  victimes de l’armée, luttent pour restaurer l’honneur de leurs enfants ou de leurs frères, et pour découvrir la vérité sur leur mort.


Les trajectoires de Raúl Carvajal et de Jesús María Suárez sont symétriques, avec bien des similitudes, mais avec une grande différence essentielle : la JEP a reconnu son statut de faux positif militaire. Le sous-lieutenant Jesús Javier Suárez Caro du 79e bataillon de contre-guérilla (BCG) a bien été tué dans le village de Llano Gordo dans la municipalité de Mutatá (Antioquia) par l’armée, « qui l’a faussement et délibérément présenté comme assassiné par un membre d’un groupe armé illégal ».

Comme Raúl Carvajal l’a fait pour son fils, Jesús María Suárez a consacré sa vie depuis ce crime survenu le 18 mars 2005 à faire reconnaître cette exécution extrajudiciaire. L’ordonnance n° 01 de 2022 de la Chambre pour la reconnaissance de la vérité, de la responsabilité et de la détermination des faits et du comportement (SRVR) de la JEP, publiée le 11 juillet 2022, admet qu’ « il a perdu sa vie des mains de la troupe même » dans « une opération militaire en apparence légitime […] avec l’aide directe de membres de groupes paramilitaires […] et que le commandant du BCG 79, David Herley Guzmán Ramírez, son supérieur hiérarchique, est responsable de la planification et de l’exécution de cet homicide. »

L’ordonnance précise également : « L’un des objectifs de cette mort était de générer la terreur au sein du BCG 79 et d’intimider ceux qui voulaient s’opposer ou se dissocier de l’entreprise criminelle. » En supprimant le grain de sable susceptible de gripper le mécanisme de cette entreprise criminelle, le commandant du bataillon a donné l’exemple à tous les autres militaires qui pourraient suivre le même chemin que Suárez Caro.

Des exemples pour semer la terreur

« En tant qu’officier militaire à la retraite, ils ont compris que je remuerais ciel et terre pour récupérer son corps. C’est le seul cas d’une personne tuée dans cette région remise à la famille », m’a confié Jesús María Suárez, qui a dû commencer à se battre depuis le début, alors qu’il voulait récupérer la dépouille de la victime.

Générer la terreur, intimider ceux qui voudraient s’opposer… Comme les jeunes disparus de Soacha ont constitué la pointe de l’iceberg du phénomène des Faux positifs, si long à émerger en raison de multiples oppositions bénéficiant de soutien au plus haut niveau de l’État, les trajectoires de Carvajal et Suárez, connus tant des Colombiens que de la JEP ou la justice ordinaire, sont les arbres qui cachent la forêt d’un scandale silencieux et déguisé en Colombie, celui des Faux positifs militaires, commis pour couvrir les crimes de l’armée.

Raúl Carvajal et Jesús Suárez fils ne sont pas les seuls à avoir payé de leur vie le fait d’affronter leurs commandants ou de les dénoncer au sein de l’armée et à la justice. Les entretiens que j’ai pu mener pour ma thèse de Master 2 pour l’IHEAL (Institut des Hautes Études d’Amérique Latine) et les témoignages indirects dessinent un profil de victimes militaires : dans la plupart des cas, il s’agit de soldats ou de sous-officiers menacés et dont l’évolution professionnelle a été entravée pour cette raison.

Un modus operandi contre les militaires récalcitrants

Tout comme des milliers de civils ont été tués et déguisés en combattants à l’échelle du territoire au début des années 2000, il y avait – ou il y a toujours – un modus operandi exercé contre les militaires qui ont tenté d’arrêter ou de dénoncer ces crimes d’État, ou qui ont essayé de ne pas y participer.

Il suffit de chercher des témoignages de soldats ou de civils qui expriment de sérieux doutes sur la mort d’un parent militaire, pour les trouver. Certains, dans ce climat de peur, hésitent à faire confiance. D’autres ont porté ces affaires devant les tribunaux. Parfois, ils ont dû se battre pendant des années, affrontant les mensonges de l’armée, bravant menaces et intimidation, mais ils n’ont pas abandonné.

Raúl Carvajal, décédé de la Covid le 12 juin 2021. Photo : Guylaine Roujol Pérez.

C’est le cas de Raúl Carvajal, décédé de la Covid le 12 juin 2021 sans avoir pu atteindre le but ultime de son existence : que son fils, portant le même nom que lui, caporal du bataillon d’infanterie Antonio Ricaurte de Bucaramanga, appartenant à la deuxième division de la cinquième brigade de l’armée, tué le 8 octobre 2006 à El Tarra (Norte de Santander), soit reconnu comme un cas de faux positif militaire. Malgré les preuves, les traces de torture, les incohérences dans le dossier, la légalisation de sa mort par le colonel Álvaro Diego Tamayo Hoyos, qui a délivré le certificat de décès au combat, celui-là même qui a eu tant de mal à reconnaître sa responsabilité dans les Faux positifs devant la JEP, Don Raúl, comme le surnommaient affectueusement ses partisans, n’a pas réussi.

Carlos Eduardo Mora est le premier militaire ayant bénéficié de mesures de protection de la CIDH en raison des menaces qu’il a reçues après avoir dénoncé ce qu’il se passait au sein de la Quinzième brigade mobile à laquelle il appartenait. Photo DR.

C’est ce qui est arrivé au caporal Carlos Eduardo Mora. Plusieurs mois avant que le piège ne se referme sur les jeunes de Soacha, il a dénoncé au sein de l’armée ce qu’il avait vu à Ocaña. Plus tard, il a bravé sa peur pour contacter le parquet. Son salut, il le doit à la protection accordée par la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) – il est le premier militaire en Colombie à bénéficier d’une telle mesure – et au soutien de deux ONG. Aujourd’hui, l’ancien officier militaire qui a échappé à plusieurs tentatives d’assassinat et d’internement forcé reconstruit sa vie à l’étranger.

Contrairement aux officiers supérieurs qui, malgré leurs condamnations pour crime, n’ont pas perdu leurs promotions, leurs primes ou leurs pensions, Carlos n’a même pas reçu les indemnités de départ auxquelles il a droit. Pas plus que la retraite alors que ses états de service impeccables dépassent la durée requise de vingt ans.

Le colonel à la retraite Santiago Herrera, qui l’avait menacé alors qu’ils étaient tous deux dans la tristement célèbre Quinzième Brigade mobile à Ocaña pour ses Faux positifs, Mora en tant que caporal, Herrera en tant que commandant entre août 2006 et décembre 2007, semble bénéficier d’une plus grande indulgence et compréhension de la part de l’armée.  Selon le journal espagnol « El País », celui qui a fait l’objet d’une enquête par la justice ordinaire pour des exécutions extrajudiciaires, avant d’admettre finalement sa responsabilité dans ces assassinats de civils devant la JEP en 2021, a bénéficié cette année d’un contrat de 220 millions de pesos avec l’armée (soit près de 50 000 euros)… dans le cadre de cours liés aux droits de l’homme !

Le sergent Carlos Eduardo Mora. Photo CEV

Paria de l’armée dans son pays, le lanceur d’alerte Mora ne parvient donc pas à décrocher ses droits les plus élémentaires, tandis que Herrera, dont la responsabilité n’est plus à établir dans les crimes commis par l’armée, continue de percevoir de juteux profits avec la bénédiction de l’institution. Quelque chose a-t-il vraiment changé en Colombie depuis le scandale de 2008 ?

Les pièces d’un sinistre puzzle

Les exemples de soldats menacés ou, pire, tués, ne manquent pas après avoir témoigné ou dénoncé des crimes commis par leurs pairs. Les pièces d’un sinistre puzzle sont là. Lorsque les premiers rapports des ONG ont été publiés depuis 2009, ils ont mis en lumière certains cas édifiants. Comme celui du soldat Nixón de Jesús Cárcamo, dans un document de Human Rights Watch en 2015. Onze jours avant d’être assassiné dans le centre de détention militaire où il se trouvait pour une affaire d’exécutions extrajudiciaires du Bataillon de contre guérilla n°10, il avait exprimé au bureau du Procureur général ses craintes d’être éliminé, alerté par une rumeur en ce sens, parce qu’il avait dénoncé le rôle de ses supérieurs.

Qui connaît aujourd’hui le sort du sergent Alexander Rodriguez Sanchez de la Quinzième brigade mobile ? Début 2008, il a décrit en détail et dénoncé aux autorités judiciaires le processus de fabrication de Faux positifs dans le Catatumbo, sans jamais utiliser ce terme apparu huit ou neuf mois plus tard à l’occasion du scandale de Soacha. Expulsé de l’armée, il a été capturé et emprisonné à Bogotá quelques mois plus tard par le groupe de la police anti-enlèvement pour une tentative présumée d’extorsion. Depuis, silence radio.

En 2019, la revue Semana a relaté l’histoire d’un colonel qui avait fait l’objet d’une enquête de la justice ordinaire pour une vingtaine de faux positifs, et qui, face à la JEP, a fourni des informations sur des dizaines de cas supplémentaires, jusqu’alors inconnus, dans le cadre de la recherche de la vérité exigée par la JEP. Il a rejoint la cohorte de tous ceux qui ont été menacés après avoir tenté de lever un peu plus le voile sur ces effroyables crimes en série.

En 2021, des militaires ont affirmé avoir subi des pressions de la part du Fonds de défense technique et spécialisée (Fondetec) afin de ne pas faciliter la recherche de la vérité sur la responsabilité des membres de l’armée nationale dans ces crimes devant la JEP.

Le 1er septembre, la JEP a cité d’anciens soldats du peloton de contre guérilla Atila 1 rattaché au bataillon de Carthagène, qui ont refusé de commettre un Faux positif le 22 avril 2008 en la personne d’une mineure désarmée, et qui ont été démis de leurs fonctions quelques semaines plus tard. Ces soldats réclamant justice vivent depuis misérablement, de la recherche d’emploi au jour le jour, ou comme chauffeurs de taxi, vendeurs ambulants. Ils n’ont jamais pu réintégrer l’armée, leur plan de carrière initial pour échapper à la pauvreté.

“Quand un commandant veut se débarrasser d’un soldat, il cherche dans la même force un assassin pour le tuer.” (un soldat à la retraite)

Un ancien sergent du bataillon La Popa qui ne voulait pas tuer de civils m’a raconté comment ceux qui refusaient de commettre des exécutions extrajudiciaires étaient intimidés et condamnés à patrouiller jusqu’à épuisement, tandis que les autres, plus obéissants, se reposaient dans de belles propriétés à la campagne. Il m’a décrit sa formation en 2019 dans le but d’obtenir le grade de premier sergent.

Bizarrement, l’apprentissage de la balistique se faisait à travers la pratique de tir sur des têtes et des corps de cochons à 30 ou 40 mètres de distance, alors que les combats se déroulent aujourd’hui à une distance plus proche de 200 ou 300 mètres. « Pourquoi nous ont-ils appris à quoi ressemblaient les corps ou les vêtements quand nous avions tiré à courte distance ? », s’interroge-t-il. D’après lui,  « ces cours avaient pour but de réanimer les Faux positifs ».

Comme tous ceux qui n’ont pas adhéré à ce processus et ne l’ont pas exprimé, cela a mal tourné pour lui. Lors d’un cambriolage, son ordinateur a été dérobé, alors que les voleurs n’ont pas touché aux bijoux. Menacé, il n’a eu d’autre choix que de fuir à l’étranger et de repartir de zéro.

Un autre soldat à la retraite depuis cinq ans, après vingt ans de service, m’a évoqué plusieurs violations graves des droits humains dont il a été témoin ou dont il a eu connaissance alors qu’il était encore en activité. Il a décrit un modus operandi au sein des unités pour déguiser ces crimes en suicide, quand les victimes ne sont pas présentées comme tuées au combat.

« Quand ils font tuer un soldat par quelqu’un de la troupe à l’intérieur d’un bataillon, ils ne permettent pas aux autorités judiciaires d’intervenir avant d’avoir modifié les preuves », m’a-t-il assuré. « Ils s’occupent de tout. Ils disent que le type s’est suicidé parce qu’il avait des dettes, parce que sa compagne lui était infidèle ou quelque chose comme ça. » Selon lui, « quand un commandant veut se débarrasser d’un soldat, ils cherchent dans la même force un assassin pour le tuer ». Aussi simple que cela.

Combien de victimes au sein de l’armée ?

La lutte de la mère d’Óscar Iván Tabares Toro, soldat d’un bataillon de contre-guérilla à Meta, tué fin décembre 1997, n’a pas été vaine. Ce jeune homme qui, comme Carlos Mora, Jesús Suárez et Raúl Carvajal, réalisait un rêve avec une carrière militaire, a rapidement déchanté. Il a décrit à plusieurs reprises à sa famille des mauvais traitements infligés par un lieutenant. Deux semaines avant sa disparition, il a même évoqué son possible départ de l’armée. Il ne supportait plus cette situation.

Officiellement, le soldat Tabares Toro avait déserté. La version de plusieurs de ses compagnons était très différente, puisque selon eux, il avait été laissé pour mort, supprimé le jour même de sa disparition. Avec l’aide de la Commission colombienne de juristes (CCJ), une ONG colombienne qui a fait appel à la CIDH, sa mère a réussi à ce que cette dernière condamne l’État colombien, le 23 mai 2023 pour cette disparition et l’absence d’enquête, ainsi que pour l’atteinte à l’honneur, à la dignité et à la protection de sa famille. Une décision notifiée le 8 août 2023.

Il y a quelques semaines, la veuve d’un sergent officiellement tué par un tireur d’élite dans le département du Norte de Santander a exprimé ses doutes sur les conditions de sa mort à la responsable d’une association de victimes à Bogotá. Lors des audiences de reconnaissance de la JEP dans le Catatumbo en avril 2022, elle a compris le rôle d’Álvaro Tamayo Hoyos, qui avait délivré le certificat de décès de son mari. Par peur, elle ne veut pas encore témoigner. Combien de ces cas ne font pas l’objet d’une enquête ?

L’intérêt des États-Unis pour ce thème

Début mai 2023, Beth Van Schaack, ambassadrice des États-Unis pour la justice pénale mondiale, a rencontré à Bogotá dans un hôtel de luxe plusieurs responsables d’institutions et d’ONG liées aux victimes du conflit armé, à la défense des droits de l’homme et à une organisation militaire. Ils ont abordé la question des faux positifs militaires. Malgré l’invisibilité de la question dans la société colombienne et la justice, ils n’ignorent pas ce phénomène.

Combien de temps le système judiciaire colombien va-t-il ignorer ces faits ? Quand la justice transitionnelle pour la paix s’attaquera-t-elle à ce phénomène ? Combien d’années faudra-t-il pour que les familles des victimes se battent pour que le peuple colombien sache qu’au-delà des milliers de victimes civiles, les faux positifs ont également causé des morts dans les rangs des militaires récalcitrants ou mal à l’aise avec cette pratique sordide ?

En Colombie, de plus en plus de pièces du puzzle dessinent un nouveau scandale, celui des faux positifs militaires, qui a servi de bouclier pour tenter de dissimuler les faux positifs civils, ceux sur lesquels la JEP enquête actuellement.

Guylaine Roujol Perez,
journaliste