Franck Gaudichaud : « L’augmentation de trop pour les Chiliens après des décennies de néolibéralisme » (interview par Coline Mollard /EJdG / Sciences Po Grenoble)
Pour Franck Gaudichaud, politologue, spécialiste du Chili et des mouvements sociaux en Amérique latine, la société chilienne est fracturée. Les manifestations sont le résultat de trente années d’inégalités sociales dans un système politique hérité de la dictature.
Comment expliquer que l’augmentation du prix du ticket de métro ait déclenché un tel mouvement de contestation au Chili ?
Le système de transports urbains chilien est l’un des plus chers d’Amérique latine. Cette augmentation a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase pour la population, qui a accumulé un mécontentement depuis très longtemps. Le mouvement est parti des transports et s’est très vite étendu à d’autres secteurs sociaux et revendications : la santé, l’éducation, les retraites.
Pourtant le Chili a connu une forte croissance économique et une réduction de la pauvreté importante ces dernières années. Y a-t-il un décalage entre cette croissance et les inégalités sociales ?
Depuis trente ans et le retour du régime de gouvernement civil, la pauvreté a été divisée par deux, mais les inégalités ont continué de se creuser. Le modèle de croissance chilien est fortement inégalitaire. C’est un modèle néolibéral hérité de l’époque de la dictature de Pinochet (1973-1990). Pour les classes populaires, cette modernisation est un « mirage économique » qui ne bénéficie pas à la majorité des salariés et des classes populaires.
La vie est de plus en plus chère au Chili, tous les secteurs sont privatisés : l’eau, les transports, la santé, l’éducation, les retraites. Ce modèle économique est en échec ?
Oui, très clairement. On assiste à une contestation directe du modèle économique, du fameux « miracle chilien ». Les élites chiliennes en sont satisfaites mais pour une grande majorité, il y a une crise de légitimité et d’acceptation de ces privatisations et ces inégalités sociales. On assiste aujourd’hui à un changement dans les idées qui circulent dans la société. La nouvelle génération ne supporte plus le taux d’endettement, le fait que l’éducation soit une des plus chère d’Amérique latine, que la santé fonctionne à deux vitesses…
Ce sont donc les jeunes qui se mobilisent ?
Au début, c’est la jeunesse des collèges et des lycées qui a commencé à sauter au-dessus des tourniquets des métros et à s’organiser collectivement pour ne pas payer. Ensuite, se sont greffés d’autres secteurs sociaux, notamment issus des quartiers populaires, puis les syndicats.
Le prix du ticket de métro, et plus largement le coût de la vie, est disproportionné par rapport au salaire moyen ?
Oui, c’est la base de la révolte. Le ticket de métro coûte un euro, comme à New-York. La moitié des salariés chiliens gagnent moins de 480 euros nets par mois et une grande proportion gagne même moins de 350 euros. Un ticket de métro à un euro est donc insoutenable. Et il en est de même pour la santé, l’éducation, les retraites…
L’État a mis en place un état d’urgence et un couvre-feu dès le début des manifestations. Cela a-t-il eu un impact sur les revendications ?
Le gouvernement a envoyé 10 000 militaires dans les rues, pour la première fois depuis la fin de la dictature. Cela n’a fait qu’amplifier la mobilisation et le mécontentement. La gestion gouvernementale a été catastrophique. Elle a montré des logiques politiques de répression et de militarisation de l’espace politique, et c’est seulement dans un deuxième temps qu’il a essayé de répondre par des mesures sociales. La mémoire populaire de la dictature est vive, les parents des personnes mobilisées l’ont vécue. C’est pour cela que samedi dernier nous avons assisté à la plus grande mobilisation de l’histoire du Chili.
Le gouvernement a annoncé des mesures touchant les retraites, les salaires, les impôts, et a levé l’état d’urgence. Pourtant les manifestations se poursuivent ?
Ces mesures suivent la logique du gouvernement de Sebastián Piñera mais ne répondent pas du tout aux revendications. Cela montre l’aveuglement des élites politiques. L’État va subventionner les entreprises et les fonds de pension des retraites : la logique néolibérale reste la même, sans refonte du modèle. Le président a également remanié son gouvernement et ses ministres de premier plan. Mais les manifestants appellent aujourd’hui à sa démission.
Quelles sont alors les revendications aujourd’hui ?
La revendication consensuelle qui surgit porte sur la question constituante, pour mettre fin à une Constitution (1980) héritée de la dictature. Pour une partie des mobilisés et des acteurs politiques de l’opposition, une des revendications est la création d’une Assemblée constituante qui serait libre, démocratique et souveraine, c’est-à-dire élaborée sur la base d’une grande élection de députés constituants puis validée par référendum. L’objectif est de mettre fin à l’héritage de la dictature et des trente années de néolibéralisme en démocratie. Cependant, les acteurs du système politique en place restent le principal obstacle.
Peut-on expliquer que cette vague de contestation survienne au même moment dans d’autres pays d’Amérique latine ?
Il est nécessaire d’inscrire la situation au Chili dans un contexte latino-américain, voire global, de révolte sociale. Haïti, Panamá, Algérie, Liban… On a ici une conjoncture d’émeutes urbaines et de révoltes populaires, contre la globalisation néolibérale et ses applications locales. Cela passe notamment par les questions du prix du combustible, des transports, la corruption des élites, la radicalité des mobilisations. Une crise globale pointe son nez : une crise sociale et politique du néolibéralisme, en parallèle à celle, systémique, du changement climatique.
Propos recueillis par Coline Mollard, journaliste en formation à l’EJdG / Sciences Po Grenoble, le 01/11/2019.