Haïti : « Ce n’est pas une lutte contre le pouvoir ; c’est une lutte contre le système » (entretien de Frédéric Thomas avec Pascale Solages et Gilbert Mirambeau Jr/ CETRI)
Entretien avec Gilbert Mirambeau Jr et Pascale Solages, figures centrales du groupe Nou pap dòmi [Nous ne dormons pas], l’un des fers de lance des manifestations actuelles en Haïti, réalisé à Port-au-Prince par Frédéric Thomas, chargé d’étude au CETRI (Centre Tricontinental)
Il y a eu une « Déclaration commune pour un gouvernement de sauvetage national » signée par une centaine d’organisations. Mais pas par Nou pap dòmi ?
Pascale : « Nous avons rencontré toutes ces organisations. Nous nous rejoignons sur la fin du mandat de Jovenel Moïse et sur la nécessité d’une transition. Là-dessus, il y a un très large consensus. Mais nous n’avons pas signé, sur base de nos valeurs et principes, parce que nous voulons maintenir notre indépendance et que, dès le départ, nous avons dit que Nou pap dòmi ne participerait pas à la transition ».
Gilbert : « Ce n’est pas possible pour nous que certains des acteurs, comme des partis politiques, qui ont participé à ce système et dont certains sont impliqués dans des affaires louches, fassent partie de la transition. Une partie d’entre eux voient dans la transition une manière de gagner une légitimité. Nous voulons nous concentrer sur les gens, sur les citoyens, qui sont à la base de toute transition réussie, originale et cohérente ».
Le thème de la citoyenneté apparaît comme un leitmotiv pour vous ?
Gilbert : « On en parle beaucoup, parce qu’on a perdu le sens de la citoyenneté. Il faut ramener les gens à la réalité, les pousser à s’impliquer, à ce qu’ils se rendent compte qu’ils ont des droits et des devoirs. Auparavant, ils pensaient qu’ils passaient après le pouvoir. Je crois qu’il faut agiter l’espace public davantage en vue de réconcilier la citoyenneté avec l’exigence que requiert une politique saine, et faire de la politique autrement ».
Mais le soulèvement en cours n’est-il pas la démonstration d’une citoyenneté active ?
Pascale : « Les gens expriment la citoyenneté d’une certaine manière, mais pas dans toutes ses dimensions, au quotidien. Beaucoup de ceux qui ont manifesté ces derniers mois n’ont pas été votés. Avant, ils descendaient dans la rue quand une décision de l’État les affectait directement, mais nombre de décisions qui les touchaient indirectement passaient inaperçues ; ils ne se sentaient pas concernés. Ce n’est pas un hasard : c’est aussi le fruit d’une éducation où on ne leur apprend pas à être citoyens ».
Vous parlez de réorientation économique. Comment a-t-elle émergé de vos revendications et est-ce un point de clivage avec les autres groupes ?
Gilbert : « Elle est venue naturellement, car c’est une réalité quotidienne. Il y a un ras-le-bol généralisé. Les richesses doivent être redistribuées et investies dans le pays, les grandes entreprises doivent payer plus d’impôt. Mais la question économique est aussi un facteur de blocage avec d’autres acteurs ».
Pascale : « Tout est pratiquement privatisé en Haïti. Quasi toutes nos écoles sont privées, sans moyen et coûtent chers. L’enseignement supérieur est médiocre. Les jeunes n’ont que très peu accès à une formation, et quand ils l’ont, le marché du travail n’est pas en mesure de leur offrir un salaire ou un emploi. Ou alors c’est du chômage déguisé. Quand tu regardes le salaire moyen de l’administration publique, tu te rends compte que tu ne peux pas vivre avec ça ».
Gilbert : « Un policier gagne 200$ [187 euros] par mois, tu comprends qu’il soit facilement instrumentalisé… On est totalement abandonné par l’État, obligé de s’organiser en dehors de lui pour avoir de l’eau, de l’électricité, pour la gestion des déchets, pour tous les services basiques auxquels on devrait avoir accès comme dans n’importe quel pays ».
Pascale : « Les revendications sociales urgentes se sont greffées sur le rejet de la corruption et ont amplifié le mouvement » (…)
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