🇭🇹 Haïti : le pays dont même BHL se fout (Ava Roussel, Frédéric Thomas / CETRI)


Scènes de guerre, viols, kidnappings, ONG habituées aux terrains les plus dangereux qui jettent l’éponge… Il semble qu’il n’y ait plus de mots assez forts pour raconter l’horreur que vivent les Haïtiens. Alors que l’opinion internationale et les gouvernements occidentaux sont prompts à s’émouvoir – et à raison – des calvaires des Ukrainiens ou des Iraniens, ils n’ont pas un regard pour Haïti. Même BHL n’y est pas allé se mettre en scène devant des caméras. C’est dire…

Article publié dans Charlie Hebdo, avec les analyses de Frédéric Thomas (CETRI).

Cité Soleil, Haïti. Photo : UN Photo/Sophia Paris

Vous connaissez le comble de la misère  ? C’est quand votre détresse est indifférente au reste du monde. C’est la situation que connaît ­Haïti. Depuis des années, alors que l’île semble à chaque fois avoir touché le fond, l’ancienne Perle des Antilles, comme on la surnommait il y a encore quelques décennies, tombe un peu plus bas chaque semaine. Dans l’indifférence générale et l’embarras de la communauté internationale, où chacun tente de refiler aux autres la patate chaude.

« On est face à un mélange de lassitude de la part des principaux pays grand donateurs – États-Unis, Canada, France et quelques États d’Amérique latine – et de sentiment d’une spirale qu’on n’arrive plus à arrêter  », regrette Didier Le Bret, ancien ambassadeur de France en Haïti. « Ce qui fait que personne n’a envie de mettre le doigt dans l’engrenage. »

Il y a six mois pourtant, à l’automne 2022, une partie des Haïtiens avait repris espoir. Leur calvaire semblait enfin intéresser en haut lieu : sur demande officielle de leur Premier ministre, Ariel Henry, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, appelait à envoyer des forces armées internationales pour mettre fin au « cauchemar des Haïtiens ». Même si la rue haïtienne ne voyait pas forcément d’un bon œil l’arrivée de troupes étrangères, les grandes puissances prenaient enfin le temps de discuter de la crise haïtienne. « Je crois qu’ils ont eu peur de reproduire ce qu’il s’est passé avec le Rwanda. Que des massacres se déroulent aux yeux du monde, dans le silence absolu, avance Vélina Charlier, militante anticorruption à Port-au- Prince, membre de l’association Nou Pap Dòmi (en français, « nous veillons »). Là, au moins, ils auront sonné l’alerte. Mais il y a tellement de fronts actuellement, en Ukraine ou ailleurs, que nous ne sommes pas leur priorité. »

Qui s’y colle ?

Depuis cet appel, un texte prévoyant des sanctions de principe contre ceux qui « se livrent ou soutiennent des activités criminelles et la violence, impliquant des groupes armés et des réseaux criminels  » a été voté à l’ONU, mais un seul destinataire a été visé (le chef d’un des gangs les plus puissants de Port-au-Prince). Et quelques véhicules blindés ont été envoyés à la police nationale haïtienne – institution en déshérence et incapable de rivaliser avec les bandes armées. Mais pour le reste…

Les États-Unis, omnipotents dans la région, ne veulent pas prendre la responsabilité d’une intervention et tentent de convaincre le Canada – où vit une importante diaspora – de s’y coller. En vain. « Nous sommes déjà engagés pour la défense de l’Ukraine, nous ne pouvons pas mener en plus une éventuelle mission de sécurité en Haïti, estime Gilles Rivard, ancien ambassadeur canadien en Haïti. La Minustah [Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti, ndlr] , la dernière mission de l’ONU sur place entre 2004 et 2017, coûtait, dans les bonnes années, 650 millions de dollars par an  ! Et pour quel résultat   ? » « D’autant plus que la situation a beaucoup changé par rapport à 2004, ajoute Vélina Charlier. Vous n’imaginez pas à quel point les armes irriguent le pays. Les gangs ne sont jamais à court de munitions, ça tire tout le temps, partout. Il faut avoir les moyens de lutter contre ces organisations criminelles. »

« Le bilan des interventions onusiennes en Haïti n’est pas glorieux, explique Frédéric Thomas, docteur en science politique au Centre tricontinental (Cetri) de Louvain-la-Neuve, en Belgique, et spécialiste d’Haïti. Pendant la Minustah, des Casques bleus népalais ont importé le choléra, ce qui a fait beaucoup de victimes. L’ONU a mis très longtemps à reconnaître sa responsabilité et n’a toujours pas tenu ses promesses d’indemnisation. Sans parler des accusations de viol, d’agression sexuelle ou d’encouragement de la prostitution. Il y a du travail à faire avant de reconquérir la confiance des Haïtiens. » De quoi refroidir sérieusement les ardeurs des plus motivés…

« Le bas de la pile humanitaire »

D’autant plus que l’histoire de ce petit pays est jalonnée d’interventions étrangères qui se sont transformées en occupations durables. « Outre la colonisation française pendant plusieurs siècles, et une forte influence allemande au XIXème et au début du XXème siècle, il y a eu l’intervention américaine en 1915, détaille Rafael Jacob, chercheur associé à l’université du Québec à Montréal. Officiellement pour pallier l’instabilité du pays qui avait connu sept coups d’État en seulement quatre ans et vu, dans la même période, quatre présidents ou ex-présidents se faire assassiner. Mais dans les faits, cette intervention s’est transformée en occupation, et cette occupation en quasi colonisation jusqu’en 1934. Les Haïtiens sont très marqués par cet épisode. Des militaires américains ne seraient pas forcément les bienvenus aujourd’hui. Mais en l’occurrence, je pense que si les Américains n’y vont pas, c’est avant tout parce qu’ils n’ont pas grand-chose à y gagner. Quand ils y voient leur intérêt, ils n’hésitent jamais à intervenir. »

Alors, depuis les grandes promesses de l’automne, les ­Haïtiens attendent mais ne voient rien venir. Et les rares parlementaires occidentaux qui s’intéressent au sujet ont l’impression de se battre contre des moulins à vent. « Nous avons réussi à faire voter deux résolutions d’urgence au Parlement européen, explique Caroline Roose, députée européenne belge du groupe Les Verts/ALE. Mais il faut lutter pour mettre ce sujet à l’ordre du jour. Je demande des missions européennes en Haïti. Mais jusqu’à présent, elles m’ont été refusées… Un pays s’effondre et il ne se passe rien. C’est triste à dire, mais Haïti est arrivé tout au bas de la pile humanitaire. » (…)

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