🇧🇷 Lula et le sens du retour au monde du Brésil (Jean-Jacques Kourliandsky / Fondation Jean Jaurés)


Quelques mois après le début de son troisième mandat présidentiel, quelles ambitions Lula et sa nouvelle administration affichent-ils en matière de politique étrangère ? Jean-Jacques Kourliandsky, directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation, analyse le retour du Brésil sur la scène internationale, en rappelant le bilan des trois précédents mandats du Parti des travailleurs en la matière.

Lula et l’ancienne présidente brésilienne Dilma Roussef, devenue la dirigeante de la Banque des BRICS dont le siège est à Shanghai. ©AFP – Ricardo STUCKERT / Brazilian Presidency / AFP

Le Brésil a perdu ces dernières années le « nord » de ses ambitions extérieures, régionales, sud-américaines et globales. Michel Temer, président intérimaire contesté (2016-2018), a été internationalement absent. Jair Bolsonaro, chef de l’État brésilien de 2019 à 2022, a détricoté les principaux acquis de ses prédécesseurs Luis Inacio Lula da Silva et Dilma Rousseff, et même, de manière plus lointaine, Fernando Henrique Cardoso (1994-2002).

« Le Brésil est de retour au sein de la société internationale », a revendiqué haut et fort Luis Inacio Lula da Silva, au lendemain de sa victoire présidentielle du 30 octobre 2022 à l’occasion de déplacements, comme chef d’État élu, en Égypte où il a assisté à la COP27 et au Portugal. Cette déclaration, réitérée depuis sa prise de fonction, était attendue. La diplomatie brésilienne des mandatures Lula (2003-2010) et Dilma Rousseff (2011-2016) a été, régionalement comme internationalement, active et imaginative. Nombreuses sont les nations qui, sur la base de ce passé, sont venues assister à l’investiture de Lula comme président du Brésil, le 1er janvier 2023. Ainsi, 65 délégations ont assisté à l’événement, dont dix-huit chefs d’État – quatre Africains, une Centraméricaine, neuf Sud-Américains, un Asiatique, trois Européens –, dix Premiers ministres et vice-présidents, et huit présidents de Parlement. Soit, au total, dix-neuf délégations de plus qu’en 2019, mais quarante-cinq de moins qu’en 2003.

Le contexte actuel, en 2023, n’est pas – n’est plus – celui des années 2003-2016. On comprend l’intention politique et on perçoit le volontarisme diplomatique. Lula a repris ses marques dans les palais de Planalto et d’Alvarado. Ses collaborateurs directs l’étaient déjà et lui sont très proches. Le nouveau ministre des Relations extérieures, Mauro Vieira, a occupé cette charge sous Dilma Rousseff. Son conseiller diplomatique, Celso Amorim, a été son ministre des Affaires étrangères et a détenu ultérieurement le portefeuille de la Défense. Mais quelles que soient les qualités, l’expérience et les capacités des uns et des autres, la « berline » Brésil a beaucoup souffert de 2016 à 2022.

Le retour à la « vitesse de croisière » diplomatique des années 2003-2016 paraît à première vue au minimum problématique. Ne relève-t-il pas du volontarisme, plus que des potentialités réelles du Brésil d’aujourd’hui ? Une révision sévère du moteur institutionnel semble un préalable incontournable à toute tentative de retour sur les circuits exigeants de la « communauté internationale ».

Un volontarisme diplomatique préservé

Celso Amorim, conseiller diplomatique du candidat, puis du président Lula, a été son ministre des Affaires étrangères de 2003 à 2010, puis le titulaire de la Défense, sous l’autorité de Dilma Rousseff, de 2010 à 2014. Il revient aux responsabilités en 2023 avec en mémoire les ambitions et les réalisations d’un hier très proche. Il en a résumé les contours dans une formule sans concession, celle de reprendre « une politique active et de haut niveau », rappelée tout au long de la campagne de l’élection présidentielle.

En effet, pendant la période 2003-2016, entre l’entrée en fonction présidentielle de Lula et la destitution inconstitutionnelle de Dilma Rousseff, le Brésil avait pour la première fois de son histoire donné un contenu à son potentiel de puissance émergente. Il suffit ici de rappeler quelques événements et initiatives ayant marqué leur temps : participation déterminante à la création d’institutions multilatérales – groupe IBAS (Inde-Brésil-Afrique du sud), G20 de l’OMC, UNASUL (Union des nations sud-américaines) –, partie prenante du groupe BRICS, du G4 (Allemagne-Brésil-Inde-Japon), de la CELAC (Communauté des pays d’Amérique latine et de la Caraïbe), du G20, invention des forums UNASUL/Ligue arabe et UNASUL/Afrique subsaharienne, et encore la proposition avec la Turquie d’une médiation sur le nucléaire iranien. Le Brésil a impulsé la reconnaissance de l’État palestinien par la quasi-totalité des pays sud-américains. Il a été l’initiateur, après les interventions des « Occidentaux » en Libye, d’une interprétation contrôlée du droit d’ingérence et de la responsabilité de protéger. Cet activisme, effectivement de haut niveau, avait été récompensé par la « communauté internationale » : deux diplomates brésiliens avaient en effet été portés à la tête de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) et de l’OMC (Organisation mondiale du commerce). La direction d’une opération de paix des Nations unies (la MINUSTAH, Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti) avait été pour la première fois confiée à un Latino-Américain, un Brésilien en l’occurrence.

On a eu l’occasion de prendre la mesure du volontarisme diplomatique réaffirmé par Lula dès novembre 2022. Lula, président élu, mais pas encore aux commandes du pays, en a exprimé haut et fort la réactualisation à Charm el-Cheikh et à Lisbonne. Dès le premier moment de sa mandature, le 1er janvier 2023, il en a renouvelé à plusieurs reprises les intentions et les propos tenus à Buenos Aires, au sommet de la CELAC, le 24 janvier 2023, ont été d’une grande clarté. Les dés du retour brésilien dans le grand jeu du concert des nations ont bel et bien été lancés. La politique extérieure du Brésil, a déclaré le 2 janvier 2023 Mauro Vieira, le nouveau ministre des Relations extérieures, sera « vigoureuse », afin, a-t-il ajouté, « de réinsérer le Brésil dans sa région et dans le monde ».

Une présence diplomatique dégradée par les présidences Temer et Bolsonaro

Il reste néanmoins à vérifier la faisabilité d’une diplomatie internationalement affirmative, renouant avec celle des années 2003-2016. Le contexte brésilien, régional, hémisphérique et mondial a en effet sensiblement changé, alors que l’héritage des années 2016-2018 légué par Michel Temer et Jair Bolsonaro réduit la capacité de rayonnement et d’influence du Brésil. Le Brésil a renoncé à assumer un rôle directeur en Amérique du sud et a abandonné toute ambition d’acteur autonome pour privilégier un partenariat avec les États-Unis. Aligné, le Brésil a suivi le mouvement suggéré par la Maison-Blanche, visant à fragmenter les concertations entre Latino- et Sud-Américains. Le Brésil a ainsi participé à l’isolement du Venezuela, entrant dans le groupe dit de Lima en 2017, il a présenté une demande d’adhésion à l’OCDE et il s’est retiré de la CELAC et de l’UNASUL. Les forums articulant un dialogue avec les pays africains et les pays arabes ont perdu leur nécessité. Des ambassades ont été fermées. Les contributions au système des Nations unies n’ont plus été honorées. La participation au G20 et au groupe BRICS a survécu pour des raisons économiques et commerciales, les principaux partenaires commerciaux du Brésil participant à ces entités.

Le tableau de bord à disposition du gouvernement a donc été sensiblement affaibli. Tout d’abord dans l’économie : un certain nombre d’entreprises publiques ont été privatisées. Le capital de Petrobras, instrument des ambitions affichées par Lula pendant son deuxième mandat, a ainsi été ouvert au capital étranger. L’influence, déjà importante, du secteur agro-exportateur a pris une dimension déterminante.

Institutionnellement, les légitimités collectives et démocratiques ont été gravement érodées. La destitution inconstitutionnelle de la présidente Dilma Rousseff en 2016 avait ouvert une boîte de Pandore. Le scrutin présidentiel de 2018 a été marqué par la mise à l’écart de Lula, incarcéré avant l’élection, puis remis en liberté une fois l’élection passée par des magistrats politiquement engagés. Les procédures électorales ont été contestées par le président en exercice, Jair Bolsonaro, plus d’un an avant la consultation. Les forces armées ont acquis, ou repris, un espace qui leur avait été contesté à la sortie de la dictature militaire. Elles ont ainsi pesé sur le pouvoir judiciaire en 2018 afin qu’il maintienne en prison l’ancien président Lula et ont occupé des responsabilités politiques au sein du gouvernement Bolsonaro, et administratives dans les ministères civils. L’appui matériel et médiatique de groupes financiers, agricoles, et d’entrepreneurs religieux, au discours du président Bolsonaro diabolisant l’opposition a aussi contribué à réduire la confiance à l’égard des institutions démocratiques.

La victoire de Lula en 2022 a été difficile. Son périmètre institutionnel et politique, minimal, le contraint à réactiver un présidentialisme de coalition, dont il a pu mesurer les risques et les aléas de 2003 à 2010. Il l’a, en effet, emporté en obtenant 50,9% des suffrages exprimés. Ses appuis parlementaires sont en minorité, forcés à négocier avec un marais partisan majoritaire. Son adversaire du deuxième tour, Jair Bolsonaro, dispose, avec les 99 députés du Parti libéral, du groupe parlementaire le plus important. Seuls 4 des 27 gouverneurs élus sont membres du PT (Parti des travailleurs). Les forces armées acceptent mal de perdre le rôle de modérateur politique retrouvé sous la mandature de Jair Bolsonaro. Les Églises pentecôtistes, réservées à l’égard de Lula et pour beaucoup hostiles, maintiennent une emprise populaire. Le « bolsonarisme » de conviction ou d’intérêt est présent dans la haute administration. Certains des acteurs majeurs de l’économie, de la finance et de l’agro-commerce acceptent difficilement l’alternance. Le bras de fer du nouveau pouvoir avec les uns et les autres est permanent. En témoignent les rapports conflictuels avec le directeur de la Banque centrale qui, refusant de baisser le taux du loyer de l’argent, privilégie les revenus rentiers. L’occupation brutale des lieux de pouvoir fédéraux le 8 janvier 2023 par les partisans de l’ancien président Jair Bolsonaro, avec la complicité du gouverneur du district fédéral et d’éléments policiers et militaires, a été le révélatrice du rapport de force politique dans le pays.

Avant donc d’afficher une politique extérieure ambitieuse, « active et de haut niveau », le président Lula doit donc remettre le pays en ordre de marche internationale, démocratique, et rendre à l’État ses capacités d’intervention dans l’économie.

Le coup d’État manqué du 8 janvier 2023 a paradoxalement consolidé le poids en interne du président Lula. Il a pu en effet réaffirmer la primauté en démocratie des autorités élues au suffrage universel. Les auteurs physiques des troubles ont été arrêtés, leurs discours délégitimés, et leurs inspirateurs et complices civils et militaires ont été destitués et pour certains incarcérés. Le président a redéfini le rôle des forces armées en démocratie : un corps subordonné à l’autorité élue, responsable de la défense des frontières et de la souveraineté nationale. Les forces armées ont été mobilisées en Amazonie pour en chasser les chercheurs d’or, à l’origine de la pollution des cours d’eau et de la grave crise sanitaire affectant les Indiens Yanomamis.

Lula a pu obtenir les moyens financiers lui permettant de bonifier le programme social, la « Bourse familles », et de recréer l’organisme en charge des personnes mal ou sous-alimentées, le Consea (Conseil national de sécurité alimentaire et nutritionnelle), supprimé dès 2019 par Jair Bolsonaro. Les privatisations ont été suspendues, en particulier celle d’Electrobras. Petrobras a été repris en main. Une forte pression a été, au lendemain des événements de janvier dernier, exercée sur les dirigeants de la Banque centrale afin de les inciter à baisser le taux du loyer de l’argent, qui est l’un des plus élevés au monde.

L’état dégradé de l’instrument diplomatique hérité de la présidence Bolsonaro ne permettait pas son utilisation efficiente et optimale. Une remise à niveau était nécessaire. Le Brésil du président Lula a donc, avant toute initiative d’envergure, procédé à une double rectification. Il a payé les arriérés dus par le Brésil aux Nations unies. Le cabinet de transition a fait adopter dès le 26 décembre 2022 la dotation par le ministère de l’Économie de 4,6 milliards de reals permettant au ministère des Affaires étrangères de solder les dettes onusiennes. Il a ensuite restauré sa présence dans la société internationale. Le Brésil a retrouvé la CELAC, abandonnée en janvier 2019. Il a repris une place active au sein de l’OPAS (Organisation panaméricaine de la santé) et a mis à jour ses engagements internationaux. Il est à nouveau engagé par l’accord de Marrakech, le « Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières », abandonné par son prédécesseur. Il a en revanche décidé de quitter le consensus de Genève de 2020, limitant le droit à l’interruption de grossesse. Il s’est associé au Compromis de Santiago de 2020 et à la Déclaration de Panama de 2022, instruments régionaux renforçant l’égalité de genre9.

Il reste un dernier point à éclaircir. L’arrivée au pouvoir de présidents de gauche, ou progressistes, au Mexique, au Chili, en Argentine, en Bolivie et en Colombie offre-t-elle l’opportunité d’inventer une diplomatie de convergences collectives, régionales, ou au contraire va-t-elle mettre en évidence la difficulté de mutualiser des projets restant avant tout nationaux, et finalement concurrents ? La quasi-totalité des Latino-Américains a condamné par exemple l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et pratiquement tous se sont refusés à sanctionner Moscou. Pourtant, il n’y a pas eu de concertation entre les uns et les autres. Pas même entre l’Argentine, le Brésil et le Mexique, tous trois membres du G20. Le souhait partagé d’une initiative en faveur d’un dialogue entre belligérants, révélateur d’un parallélisme diplomatique, s’est matérialisé en trois projets portés de façon autonome par le Brésil, la Colombie et le Mexique. (…)

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