Au Mexique, les enjeux de la bataille pour l’eau (Éric Mollard-IRD / The Conversation)

Quelques pays dans le monde ont privatisé la gestion de leurs eaux abandonnées aux forces du marché (le Chili, la Californie et l’Australie), mais la majorité des pays a néanmoins préservé la compétence des pouvoirs publics afin de maîtriser les enjeux sociaux et environnementaux d’une ressource conflictuelle.

Cette habitante de La Esperanza, dans l’État de Jalisco au Mexique, n’a plus accès à l’eau depuis neuf ans. Elle doit donc s’approvisionner dans un autre quartier, comme le montre cette photo du 14 mars dernier. Ulises Ruiz / AFP

Encore faut-il que les tensions entre les secteurs productifs et sociaux engendrées par sa répartition ne dégénèrent pas. L’eau est donc l’objet d’une gestion concertée et les modèles les plus cités sont le modèle espagnol des bassins hydrographiques, ancien et centralisé, et celui des agences de l’eau, que la France a mis en place par grand bassin-versant dès les années 1960.

Le modèle français, financièrement autonome et organiquement collaboratif, a prouvé son efficacité sans résoudre toutes les tensions. Il a été adapté avec beaucoup de liberté dans de nombreux pays.

Trois éléments interrogent aujourd’hui l’avenir de la gestion de l’eau dans le monde : les bassins interconnectés, où l’eau circule de plus en plus entre bassins, les fragmentations identitaires, quand un groupe au sein d’un bassin estime que l’eau lui est propre, et le marchandage intersectoriel, qui exige des arbitrages dépassant la seule question de l’eau.

Le modèle collaboratif – proche du modèle français – mis en place par le Mexique en 1992 est révélateur de ces trois aspects.

L’interconnexion croissante des bassins

Dans de nombreux pays régis par le modèle collaboratif, des comités de bassin représentent les intérêts des différents usagers et de la société – universités, associations, entreprises, agriculture, municipalités, administrations, etc. Ces comités, conseils ou parlements de l’eau cherchent à améliorer les usages et à garantir un partage juste de la ressource dans la zone définie par la réalité physique de la ligne de partage des eaux superficielles.

Or, les bassins sont de plus en plus interconnectés, à tel point qu’un usage de l’eau à un endroit peut affecter un territoire situé à plusieurs centaines de kilomètres dans un autre bassin. Cette interconnexion résulte parfois du manque d’eau et parfois de la proximité de la ressource dans un bassin voisin. Au Mexique, l’interconnexion est telle qu’un usage peut affecter non seulement le bassin voisin, mais aussi un troisième bassin.

Prenons l’exemple de la ville de Mexico située à 2 200 mètres d’altitude. Depuis les années 1950, la ville et son agglomération s’approvisionnent en eau potable au-delà du bassin hydrologique propre. Plusieurs centaines de puits ont été forés dans le haut bassin du Lerma, à l’ouest de la capitale, pour acheminer l’eau par gravité via un tunnel.

Dans les années 1970, les forages sous la ville et ceux du bassin voisin sont devenus insuffisants. Il a fallu prélever l’eau dans un autre bassin, celui du Balsas au sud-ouest. Ici, l’eau des barrages est remontée sur plus de 1000 mètres de dénivelé et les imposantes conduites d’eau du système Cutzamala s’étendent sur plus de cent kilomètres.

Il était prévu d’abandonner les puits du haut Lerma aux usagers locaux, mais la démographie de la capitale a rendu cette option impossible. Aujourd’hui, la demande de plus de vingt millions d’habitants de Mexico implique de concevoir de nouveaux projets de transfert en même temps que l’agglomération tentaculaire tente de réduire les fuites et de recycler les eaux usées.

La double concurrence entre villes et campagnes

La rivière Lerma débute au-dessus de México, comme évoqué ci-dessus, avec les forages pour l’eau potable, et se termine dans le lac Chapala à l’ouest. Ce lac, le plus étendu du pays, approvisionne en eau potable les près de 5 millions d’habitants de Guadalajara. Distante de 500 km de México et localisée dans un autre bassin que celui du lac Chapala, cette ville voit pourtant son approvisionnement dépendre en partie de la capitale.

En effet, les forages du haut bassin Lerma dont l’eau est destinée à Mexico ont asséché plusieurs lacs et tari les débordements vers la rivière. Quant aux barrages érigés sur la rivière Lerma et ses affluents, ils détournent également une grande partie de l’eau au bénéfice de plusieurs centaines de milliers d’hectares irrigués.

Face au sort incertain du lac Chapala et malgré les négociations et les traités de partage de l’eau, la ville de Guadalajara s’est tournée depuis quinze ans vers le bassin du Rio Verde dont l’eau est vierge de tout usage. Le barrage en construction du Zapotillo devrait compenser la perte possible du lac Chapala.

C’était sans compter sur les visées que d’autres villes ont elles aussi sur le Rio Verde, en particulier celle de León qui compte près de 2 millions d’habitants et de nombreuses industries. (…)

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Éric Mollard est chargé de recherche sur le développement, les conflits environnementaux et la gestion de l’eau, Institut de recherche pour le développement (IRD)